Sylvie GERMAIN, Magnus

Édition Albin Michel 2005, lu dans l’édition folio de septembre 2018

« Ses yeux sont singuliers, ils ont la forme et le doré luisant de la corolle de renoncules,
ce qui lui donne un regard doux et éberlué. »

Le récit commence en Allemagne dans les années 40. Magnus est le nom du petit ours en peluche qui accompagne Franz-Georg le personnage principal, une sorte de fil conducteur du roman. L’enfant qui a cet ours se rend compte que ses parents, une mère possessive et un père médecin à la clientèle étrange, censés être les siens, ne sont que des imposteurs. Il a perdu son origine, son histoire. Plus tard, après avoir pris plusieurs noms, il se fera aussi appeler Magnus et tentera de se reconstruire, aidé en cela par des rencontres riches ou insolites, dans les pays où le mène son errance, sa quête. Grace à l’amour, à l’amitié et au hasard, il accèdera aux choses essentielles.

Les personnages, nombreux, souvent exceptionnels, sont bien décrits, on les suit sans jamais être perdu dans le récit. La forme est originale et efficace avec des chapitres (une courte page parfois) nommés : fragments, notules, séquences, échos, litanies, éphémérides… Les fragments sont le récit de sa vie « en zig-zag » ; les notules et autres courts chapitres, intercalés entre les fragments, donnent des détails sur le petit ours, sur les villes, sur les personnages ayant existés ou créés pour le roman, des citations éclairant les enjeux, des poèmes… On a ainsi beaucoup d’explications et il n’est pas besoin de rechercher à l’extérieur du texte. Ce n’est jamais pesant et permet de s’immerger totalement dans ces pages magnifiques.

Magnus n’a pas la sagesse de Lothar, son oncle prédicateur qui l’a recueilli, « une sagesse de sédentaire, mais on peut faire également du monde une maison d’étude, aussi zigzagante et en fragments soit cette étude. » Cette saga à travers l’Allemagne, le Mexique, l’Angleterre, les États-Unis, l’Autriche et la France vise à donner une mémoire à Magnus – et aussi à l’Allemagne par extension –, après ces années de guerre et de meurtres d’État. Beaucoup de ceux qui ont été du côté des bourreaux ont essayé de fuir ou de faire oublier leur passé ; beaucoup de victimes ont perdu leur origine, avec des parcours qui se croisent, ce que raconte ce récit. C’est un livre exceptionnel sur la mémoire, avec cet incipit en forme d’avertissement : « Ce qui n’a pas été dit en temps voulu est perçu, en d‘autres temps, comme une pure fiction » Aharon Appelfeld.

La réalité historique est parfaitement documentée et intéressante. J’ai beaucoup aimé lire l’histoire, bien réelle, de Dietrich Bonhoeffer et le parcours de « l’Église confessante ». « En 1937, la répression nazie se durcit et procéda à une vague d’arrestations dans les milieux dissidents ; le pasteur Martin Niemöller, parmi beaucoup d’autres, fut emprisonné, jugé sommairement et finalement interné à Sachsenhausen puis à Dachau, et tous les séminaires parallèles que l’Église confessante animait furent dissous. Cette même année, l’Église catholique, qui avait signé le concordat avec l’État nazi quatre ans plus tôt sans prendre la mesure de la criminalité hitlérienne, promulgua l’encyclique « Avec un souci brûlant ». »

A travers Dietrich Bonhoeffer, pasteur luthérien, théologien, essayiste et résistant au nazisme, un personnage étonnant, un héros dont l’engagement l’a mené à la mort dans les camps nazis en 1945, Sylvie Germain met l’accent sur les résistants au pouvoir nazi en Allemagne, ce qui est trop rarement raconté. L’âpreté de la guerre mondiale et l’indicible Shoah occupe une grande place, cela s’explique aisément, nul besoin d’y revenir ici, mais dans le même temps coupe la possibilité de penser et d’espérer en notre capacité et devoir de contrer tout totalitarisme renaissant. C’est affaire de mémoire de dire que les opposants, syndicalistes, sociaux-démocrates, communistes… ont été aussi arrêtés, emprisonnés, éliminés dans les camps de concentration. Ce n’est pas comparable avec l’aspect systématique et le nombre des juifs assassinés mais tout aussi important pour aborder le présent et les rivages incertains du futur.

L’Histoire se transmet par les rouages du pouvoir officiel et des milieux dirigeants, mais aussi par le « bouche à oreille », sorte d’expérience réelle par le vécu ou par le fantasme, maintenant par internet et les réseaux sociaux devenus incontournables. Cette plasticité de la vérité de l’Histoire n’est pas chose admise spontanément tellement l’éducation a peu fait le lien entre littérature, philosophie, esprit critique, sociologie et cette grande Histoire, trop souvent sacralisée. Est-ce cela que nous dit Sylvie Germain quand elle affirme : « Dans tous les cas l’imagination et l’intuition sont requises pour aider à dénouer les énigmes. » ? Parle-t-elle alors du parcours de chacun de nous ou de l’Histoire telle qu’elle se transmet au fil du temps… Ou les deux, l’un et l’autre totalement imbriqués ? C’est cela qui m’a plu, cette capacité qu’à l’auteure d’aborder des problèmes complexes – elle est philosophe et à eu Emmanuel Levinas comme professeur –, à travers un récit agréable à lire, limpide.

J’ai beaucoup aimé la belle écriture de cette auteure ! : « Il serre la main de Peggy dans la sienne pendant tout le trajet pour rester en contact avec l’humanité coté jour et beauté. » Ce côté jour et beauté qui est actuellement ajourné avec la pandémie… J’ai apprécié le bon équilibre entre foi dans l’homme « tel qu’il est dans son inachèvement, sa vulnérabilité » et une folie, une bêtise humaine « capable de confondre le mal et le bien, le mal et le devoir, accomplissant alors les pires ignominies avec docilité et application, en toute paisible bonne conscience. »

Jamais je n’avais lu un roman qui se situe autant à la frontière du conte et de l’Histoire, avec des élans vers le sacré et le profane. Il rentre tout à fait dans la thématique principale de mon blog et je suis très heureux d’en donner ici ma lecture, d’en conseiller la lecture aussi.

Citations en rapport avec le processus d’écriture, dont il est aussi question ici également :

« Les mots d’un livre ne forment pas d’avantage un bloc que les jours d’une vie humaine, aussi abondants soient ces mots et ces jours, ils dessinent juste un archipel de phrases, de suggestions, de possibilités inépuisées sur un vaste fond de silence. »

« Mais il y a des livres écrits de telle sorte que, parfois, ils font sur certains lecteurs un effet semblable à celui de ces gros coquillages que l’on presse contre son oreille, et soudain on entend la rumeur de son sang mugir en sourdine dans la conque. Le bruit de l’océan, le bruit du vent, le bruit de notre propre cœur. Un bruissement de limbes. »

« Que sait-on de ce qui a eu lieu dans la nuit du réel ? L’imaginaire est l’amant nocturne de la réalité. »

Notes avis Bibliofeel mai 2020, Sylvie Germain, Magnus

20 commentaires sur “Sylvie GERMAIN, Magnus

  1. J’ai vu et revu ce roman et je ne me suis jamais décidée à le lire et ta chronique me prouve que j’ai eu tort….. Moi qui aime les belles écritures, les constructions originales etc…. Ce livre est pour moi et bien maintenant je sais qu’il faut que je le liste …. Merci 🙂

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  2. J’avais acheté ce livre quand il était sorti mais je ne l’ai toujours pas lu, il est dans une de mes étagères / bibliothèques, je vais le re-sortir et le lire, votre chronique me donne envie (j’avais dû avoir envie en lisant une chronique dans une revue littéraire à l’époque puis il a dû glisser au fond derrière d’autres livres 😊)

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  3. Je ne connaissais pas du tout ce livre mais il me semble proposer un nouvel angle d’attaque de cette période si souvent abordée dans les livres (et heureusement, l’Histoire est inépuisable et il nous reste tant à découvrir !)
    Merci, je note !

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  4. j’ai plusieurs vu ce livre, sans jamais prendre le temps de l’ouvrir. ta chronique vient d’achever mes derniers doutes, je cours me procurer ce qui semble être une belle pépite

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      1. Tobie des marais est un peu dans le même style.
        Parmi les plus récents, j’ai beaucoup aimé A la table des hommes ( la chronique est sur mon blog)
        J’ai deux anciens dans ma pile à lire, Le livre des nuits et Immensités

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