Virginia WOOLF, Une chambre à soi

Edition Denoël 1997, 1992 Lu dans l’édition 10-18 de décembre 1996

Traduit de l’anglais par Clara Malraux

« Ce qui compte c’est se libérer soi‐même, découvrir ses propres dimensions, refuser les entraves ».

Je n’avais jamais lu Virginia Woolf ! C’est en voyant le beau portrait d’elle sur la couverture d’ « Une chambre à soi » que je me suis décidé à l’acheter. Quelle photo magnifique ! Elle a  tout juste 20 ans et le portrait réalisé en 1902 est signé d’un célèbre photographe britannique nommé George Charles Beresford. Une nouvelle traduction de Marie Darrieussecq est parue en 2016, avec un style plus vif, sous le titre « Un lieu à soi ». Ayant comparé quelques passages, je trouve la traduction de Clara Malraux plus littéraire, mais les nouvelles traductions sont utiles, elles font vivre les textes, les régénèrent en quelque sorte.  

« For Virginia » par Sébastien Lovato, une traduction musicale de Virginia Woolf , passionnée de musique.

Il s’agit d’un essai à partir de conférences données dans deux collèges réservés aux femmes. On lui a demandé de parler du thème de « la femme et le roman ». Dans la première partie l’auteure pose longuement le sujet et part dans la rêverie, les digressions et quelques poèmes où la nature a toute sa place : « Sur l’autre rive des saules, chevelure éparse, continuaient de se lamenter. La rivière reflétait ce qui lui plaisait du ciel et du pont et de l’arbre flamboyant. » Ensuite, elle expose ses conclusions quant à la faible représentation des femmes dans la création en général et dans la production d’œuvres de fiction en particulier. Il leur faut « une chambre à soi » et des moyens de subsistance en propre (elle dit : cinq cents livres de rente). Le ton est humoristique, voire caustique. Elle se moque avec finesse et délectation des hommes de son époque, de ses professeurs, exprimant des avis péremptoires – et ridicules, lus aujourd’hui – quant à l’incapacité des femmes à devenir des artistes à l’égal des hommes.

Une bonne partie de ce petit livre de 171 pages est consacrée à combattre l’infériorité supposée des femmes :

« Il est absurde de blâmer une classe ou un sexe en leur totalité. Les grands groupes humains ne sont jamais responsables de ce qu’ils font. »

Ce thème est souvent mis en avant quand on entend parler du livre et j’ai été très surpris d’y trouver bien d’autres réflexions et critiques qui n’ont pas dû faire plaisir à la bonne société de Londres dont elle était issue. La critique de l’argent pour l’argent est terrible sous sa plume :

« Regardez, à la clarté du soleil printanier, l’agent de change et le grand avocat entrer dans une maison afin de gagner de l’argent, et encore de l’argent, toujours de l’argent, alors que cinq cents livres par an vous permettent de vivre à la clarté du jour. »

« N’est-t-il pas absurde pourtant, pensais-je, tournant la page du journal, qu’un homme avec tout le pouvoir qu’il a, se mette en colère ? Ou bien, me demandais-je avec curiosité, la colère ne serait-elle pas quelque chose comme le démon familier, le lutin qui vous suit au pouvoir ? Les riches, par exemple, sont souvent en colère, parce qu’ils soupçonnent les pauvres de vouloir s’emparer de leurs biens ? »

Cet essai est publié pour la première fois en 1929. Virginia Woolf insiste sur le contexte historique du mouvement féministe naissant. Elle s’inscrit dans la dynamique des progrès timides réalisés : deux collèges de femmes fonctionnent depuis 1866 ; les femmes mariées ont été autorisées à posséder des biens en propre depuis 1880 et elles ont acquis le droit de vote en 1919 (les dates sont celles de Virginia Woolf dans cet essai… Il semble en fait que ce soit en 1918). Elle évoque la lutte des suffragettes ayant permis d’obtenir, par des luttes très dures depuis le début du siècle, des résultats décisifs. Elle donne un avis très ironique et plein de courage sur la poésie et le fascisme :

« Il est à craindre que le poète fasciste ne soit un affreux petit avorton tel qu’on peut en voir dans les bocaux de verre des musées provinciaux. Cette sorte de monstre ne vit jamais très longtemps, dit-on ; on n’a jamais vu ce genre de prodige brouter l’herbe d’un champ. »

Il vivra assez de temps pour faire beaucoup de mal à l’humanité et la bête immonde est toujours vivante mais c’était bien vu et bien dit.

Virginia Woolf me surprend totalement. J’en étais resté à la femme dépressive, effacée, voire folle telle qu’on l’a souvent dépeinte, une sorte de romantique éthérée et passée de mode. Autant dire que je ne me sentais pas du tout attiré pour la lire. Je découvre une femme engagée, à l’honnêteté totale, à la critique joyeuse, qui va remonter les troupes dans les collèges, elle qui demande aux jeunes filles venues écouter ses conférences « de diriger le monde vers des fins plus hautes. »

La Pléiade a édité, en 2012, l’intégralité de son œuvre romanesque en 2 tomes, laissant curieusement de côté tous ses autres écrits, essais, articles, textes expérimentaux… Virginie Despentes s’était alarmée de l’absence de « La chambre à soi ». On voit bien pourtant le côté moderne de cet essai. On peut aussi s’étonner des images de dépressive et de folle qui lui ont collé à la peau très longtemps. Il n’est pourtant pas difficile de trouver bien des éléments dans sa vie qui ont dû peser lourd dans cette décision de 1941, de se suicider par noyade – elle a alors 59 ans. Elle a bataillé dur toute sa vie, tellement en avance et à contre-courant sur son milieu social et son époque. Les disparitions familiales ainsi qu’une reconnaissance partielle de son œuvre ont dû jouer également, sans oublier son mari juif dans un contexte d’antisémitisme nazi et pas seulement… Nul doute que sa modernité, son exigence artistique, n’ont pas dû être faciles à assumer. Elle rejoint, en partie, Stéphan Zweig dans cette voie, dont on n’a jamais dit qu’il était fou. Peut-être est-ce une façon de discréditer une voix rebelle, une femme revendiquant sa liberté par rapport aux hommes, que de mettre en avant des troubles mentaux. Cela m’évoque Camille Claudel… et aussi l’hystérie dont on accusait bien des femmes, façon de disqualifier en refusant l’écoute.

C’est un livre édifiant et une lecture passionnante, un beau texte en lien avec les luttes féministes toujours actuelles. J’ai eu le sentiment de lire une auteure majeure du 20ème siècle – les rééditions, les films, les émissions de radio dont celle d’Adèle Van Reeth sur France Culture cette semaine, voire les chansons et musiques lui rendant hommage en témoignent–, avec une influence sur la culture encore cent ans après, comme elle le prédit pour ces femmes conquérantes dont elle fait partie.

Autres citations :  « Les femmes ont pendant des siècles servis aux hommes de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature. »

« Vraiment pensais-je, glissant la pièce dans ma bourse et me souvenant de l’amertume des jours passés, quels changements un revenu fixe peut opérer dans un caractère ! Aucune puissance de ce monde ne peut m’enlever mes cinq cents livres : nourriture, maison, et vêtements, je les possède à jamais. »

 « Nous pouvons discourir sur la démocratie, mais à l’heure actuelle, un enfant pauvre en Angleterre n’a guère plus d’espoir que n’en avait le fils d’un esclave à Athènes de parvenir à une émancipation qui lui permette de connaître cette liberté intellectuelle qui est à l’origine des grandes œuvres. »

« Car les livres s’influencent réciproquement. Se trouver en tête à tête avec la poésie et la philosophie rendra la fiction meilleure. »

 « Quand je fouille dans mon esprit, je ne trouve pas de nobles sentiments à vous donner concernant le fait d’être des compagnes, des égales et celui de diriger grâce à votre influence le monde vers des fins plus hautes. »

Notes avis Bibliofeel mai 2020, Virginia Woolf, Une chambre à soi

26 commentaires sur “Virginia WOOLF, Une chambre à soi

  1. Je n’ai encore jamais rien lu de Virginia Woolf. Je ne sais pas si c’est vers cet essai que je me dirigerai en premier mais force est de constater que tu nous donnes de nombreux arguments pour franchir le pas !

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  2. C’est avec ce titre que j’ai découvert Virginia Woolf et depuis j’ai découvert d’autres ouvrages : Orlando, Promenade au phare, Mrs Dalloway et j’ai même lu son Journal d’un écrivain et à chaque fois une expérience différence mais quel talent. Et il y a tous ceux qui m’attendent sur mes étagères….. Oui je pense que beaucoup ont une fausse image de cette femme, certes personnalité complexe, mais un regard avant-gardiste sur le monde, les femmes et l’écriture…… Et si Shakespeare avait été une femme, aurait-il connu le même succès (sic Virginia) ? 🙂

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  3. J’avais aussi beaucoup aimé « une chambre à soi », qui est d’un style très accessible. Parmi ses romans, j’ai aimé « les vagues » qui est très poétique mais aussi plus expérimental et plus difficile d’accès. Pas accroché avec Mrs Dalloway par contre.
    Le fait d’avoir été bipolaire ne discrédite pas son oeuvre, selon moi. Plein de grands écrivains ou de grands peintres ont souffert de troubles psychiques … je ne vois pas le problème à vrai dire …

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    1. C’est mon ressenti. L’image publique diffusée de certains artistes contribue à s’y intéresser ou s’en détourner. Si j’avais pensé que Virginia Woolf était aussi joyeuse et novatrice, je l’aurais lue bien avant. Belle soirée

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    2. en fait le problème c’est qu’elle était une femme alors la folie l’hystérie tout est bon pour disqualifier… Peut etre pas pour rien non plus que Gallimard a « oublié » cet essai majeur dans sa collection… PS dans le meme ordre d’idée : faire le pourcentage de femmes éditées en Pléiade par rapport au nombre total d’écrivains publiés, ce n’est pas 50% loin de là…

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  4. Je suis ravie que vous ayez pu découvrir cet essai très inspirant et intéressant, qui gagne certainement à être relu tant il est riche ! Je n’avais perçu vu Virginia Woolf comme une folle ou dépressive, mais j’imagine que son féminisme et son engagement n’ont en effet pas aidé à lui forger une belle réputation… Quel dommage, car ses propos sont si percutants, le tout sous une forme littéraire originale et attirante pour qui ne voudrait pas se lancer dans un essai « classique » potentiellement effrayant ou rébarbatif.
    J’ai, pour ma part, hâte de découvrir ses œuvres de fiction, même s’il me semble qu’elles ont moins accessible qu’Une chambre à soi.
    J’ai également rédigé une petite chronique sur ce livre si cela vous intéresse : https://labiblidelilly.wordpress.com/2019/05/12/a-room-of-ones-own-virginia-woolf/

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  5. C’est avec ce livre que j’ai découvert Virginia Woolf. À ce jour, elle fait partie de mes autrices préférées. On a souvent posé le diagnostique de « l’hystérie » pour discréditer les écrivaine « d’antan ». Des critiques le plus souvent émis par des hommes d’ailleurs. 😅

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  6. J’ai trouvé cet essai décousu, et c’est problématique car une pensée doit s’exprimer de manière structurée pour qu’on la comprenne bien (et qu’elle soit convaincante). Par ailleurs, je ne trouve pas qu’elle ait la critique joyeuse, mais mélancolique au contraire. Bref, quelques bonnes idées dans cet essai – notamment la soeur de Shakespeare, et encore ! – mais globalement j’ai été décue.

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  7. Je suis complètement passé à côté de cet essai, qui m’a ennuyé à la lecture, il y a de cela quelques années. Pourtant, je ne suis pas sexiste… Mais rien à faire. Il faudra que je lise un autre de ses livres, sans doute un roman. C’est de toute évidence une personnalité importante de la littérature mondiale.

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  8. Virginia est une écrivaine essentielle. Les traductions, sujet sensible… mais pas moins intéressant ou révélateur de bien des choses (positives et négatives).
    J’ai lu la traduction de Marie Darrieussecq car je l’apprécie. J’ai aimé l’écouter parler de cette traduction. J’aime aussi ce texte dans sa version originale. Quelle vie, quelle pensée !
    Connais-tu le roman (ou le film – génial !) The Hours (Les Heures) , de Cunningham ?
    Pour approcher Woolf, c’est fabuleux. Pour bien comprendre ce texte et l’aimer encore plus aussi.

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    1. J’ai vu ce film il y a trop longtemps et bien avant d’avoir l’idée de commencer à lire Virginia Woolf. Ce serait une bonne idée de le revoir.
      Je comprends ce plaisir de lire dans la langue originale… « Aussi »… Comme si c’était un autre texte, différent.

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