Haruki MURAKAMI, Des hommes sans femmes

Traduit du japonais par Hélène Morita Editions Belfond 10/18, avril 2018

Ce recueil de nouvelles faisait partie de ma première commande de fin de confinement. J’avoue avoir découvert cet auteur récemment après lecture d’articles sur les blogs. Je n’ai pas été déçu, bien au contraire. On a là de bien belles et étonnantes histoires. La narration en apparence simple, mais rythmée et fluide, s’enrichit quand on ne s’y attend pas de sens cachés qui démultiplient le récit, comme dans des miroirs parallèles.

« Il revit aussi Kamita, assis au comptoir, absorbé dans un de ses livres, il revit les jeunes coureurs s’entraînant mille fois sur les pistes, il se rappela le merveilleux solo de Ben Webster dans « My Romance » (le disque craquait à deux endroits). Dans « Le bar de Kino »

C’est le premier livre que je lis de Haruki Murakami. J’ai cette impression très satisfaisante d’avoir nourri mon imaginaire avec une œuvre qui prolonge l’œuvre du grand Yasunari Kawabata (1899-1972). Je pense à cet auteur, entre autres à « La danseuse d’Izu » et « Les servantes d’auberge », pour la forme courte adoptée ici, pour le style et les thèmes, aussi aux grands auteurs nippons célèbres en occident : Junichirô Tanizaki (1886-1965) avec son magnifique « Eloge de l’ombre », Yukio Mishima (1925-1970) du « Pavillon d’or ». Par contre, l’époque n’est plus du tout la même. La femme n’est plus soumise au bon vouloir de l’homme qui la fantasme et la soumet à sa volonté. Elle a acquis, sur ces feuillets tout au moins, une forme de liberté. Sa place, dans chaque nouvelle est centrale – surtout dans le jeu de son absence – et c’est elle qui, en définitive, gère le tempo. Avec Haruki Murakami, un équilibre entre homme et femme semble se trouver. Tout ceci est « peut-être » une interprétation de ma part mais j’ai pensé en refermant le livre au célèbre vers d’Aragon « la femme est l’avenir de l’homme ». Ce terme : « peut-être » est souvent utilisé ici, dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, il est dit : « Peut-être que j’utilise le mot « peut-être » trop souvent. Peut-être. »

Il n’est pas question de violence physique, pourtant une caractéristique de beaucoup d’œuvres japonaises – littérature ou cinéma –, et cela me plaît aussi. En lisant ce livre on s’aperçoit vite que c’est un auteur qui a pris sa place et pas des moindres dans la littérature mondiale. Quand on fait une recherche à son sujet, son succès saute aux yeux, s’en est étonnant !

Drive My Car : dans la première nouvelle Kafuku, un acteur en vue, suite à un accident dû à un excès d’alcool et un problème de vue, doit se faire conduire chaque soir au théâtre par Misaki une femme plutôt taciturne, une rencontre improbable… Les caractéristiques physiques sont très présentes et parfaitement dissociées des personnalités réelles, ce que j’ai apprécié :

« Il avait absolument besoin d’un chauffeur au plus vite et Ooba était un homme de confiance. Ils se connaissaient depuis quinze ans déjà. Ooba avait les cheveux épais, de vrais fils de fer, et il avait un peu l’allure d’un lutin, mais son avis en ce qui concernait les voitures était toujours pertinent. »

Le recueil commence d’emblée, dans une simplicité apparente, par un grand texte. C’est une merveille ! Un jeu d’ombre et de lumière où, alternativement, la parole et le silence expriment une multitude de sentiments. La musique particulière de l’écriture est frappante, accentuée par une traduction où je n’ai décelé aucune dissonance.

Yesterday : un célibataire vibre au rythme des Beatles qu’il interprète à sa manière et de surcroît en Kansai, un dialecte plutôt méprisé au Japon.

« En tout cas, les paroles qu’il avait inventées étaient de bout en bout complètement absurdes, de véritables non-sens, sans aucun rapport avec l’original. »

Kitaru est un jeune homme de vingt ans qui cherche à donner un sens à sa vie et à l’amour. Ici les cultures anglo-saxonnes et japonaises s’entrecroisent rendant compte de la réalité actuelle du Japon.

Un organe indépendant : Tokai, un chirurgien comblé par son métier collectionne les aventures sans connaître le grand amour. Une nouvelle surprenante et réussie. Je ne dois pas en dire plus malgré l’envie que j’aie, seulement que Murakami sait comme personne faire parler l’intériorité des personnages :

« Il hésitait. Il n’avait apparemment pas de bon exemple pour illustrer sa démonstration. Ou peut-être éprouvait-il quelque scrupule à en dévoiler un. Je repris la parole… »

Schéhérazade : cette histoire est présentée comme vraie car un bon conteur « doit être crédible s’il possède son art ». Avec Murakami, la promesse du vrai entraîne vers bien des zones troubles. Une Schéhérazade magnifique raconte des histoires sans fin et sans craindre pour elle-même :

« Elle lui racontait ses histoires parce qu’elle en avait envie et aussi, sans doute, pour le réconforter, lui qui devait demeurer cloîtré toute la journée. Mais ce n’était pas les seules raisons. Habara supposait qu’elle aimait rester au lit avec un homme et parler avec lui durant ces moments tendres et alanguis qui suivent l’amour. »

Énigmatique en diable, cette nouvelle aussi m’a durablement impressionné.

« Ce qui l’ennuyait davantage, c’est que les deux hommes fumaient beaucoup, et Kino détestait la fumée de cigarette. Comme il n’avait pas grand chose à faire, il s’assit sur un tabouret et mit un disque de Coleman Hawkins, le morceau : « Joshua Fit the battle of Jericho ». Il trouvait que le solo de Major Holley, à la contrebasse, était extraordinaire. » Dans « Le bar de Kino »

Le bar de Kino : Ah, le bar de Kino ! Quelle histoire ! J’ai adoré et je ne suis pas près de l’oublier. Tout est parfait, la grande littérature nippone a créé ce type de miracle bien souvent et récidive, même dans ce petit texte si bien construit. Des clients belliqueux vont briser le calme du café de Kino au fond d’une impasse, lui qui a été trompé et a dû partir du domicile conjugal. Un client le provoque verbalement :

« Puis il se lécha consciencieusement les lèvres avec sa longue langue. On aurait cru voir un serpent devant sa proie. »

Chez Murikami ce n’est pas seulement une comparaison formelle, la nature, les kamis – divinité ou esprit vénéré dans la religion shintoïste – sont présents réellement.

Samsa amoureux : le Samsa de Kafka est épris d’une inconnue mystérieuse. Un drôle de monstre inoffensif et maladroit, suite à un évènement, a subi une transformation dont on sait peu de chose. Il découvre en quelques heures ce qu’un homme apprend pendant toute une enfance, se lamentant des difficultés de l’initiation et s’étonnant, malgré tout, du merveilleux de la vie humaine.

« C’est vraiment moi ça ? Un corps aussi grotesque, si simple à détruire (sans carapace protectrice et sans arme d’attaque) était-il en mesure de survivre dans ce monde ? »

C’est totalement décalé et éclairant dans les outrances !

Des hommes sans femmes : est un récit très bref comme une conclusion en ombre et lumière. C’est un rappel du thème qui parcourt toutes ces nouvelles, la solitude suite à la séparation, la solitude suite à un décès, à un suicide, les destins qui suivent leur cours sans savoir ce que devient l’autre que l’on a connu, aimé. Tout cela relaté dans la lumière de cette écriture limpide et dans l’ombre du mystère de la vie :

« Il est facile de devenir des hommes sans femmes. On a juste besoin d’aimer profondément une femme et que celle-ci disparaisse ensuite. En général (comme vous le savez), elles auront astucieusement été emmenées par de robustes marins »

Haruki Murakami a étudié le théâtre et le cinéma avant d’ouvrir un club de jazz à Tokyo – musique est très présente, rythmant plusieurs récits, notamment « Le bar de Kino » et « Des hommes sans femmes ». C’est un écrivain reconnu, plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de littérature, traduit en plus de 50 langues, auteur d’une œuvre considérable. En quelques trente ans, il est dit qu’il a modifié le paysage littéraire japonais et intégré le cercle de ces auteurs mondialisés « incontournables » tel que Stephen King, J. K. Rowling – ceux-ci que je n’ai pas lus… – et quelques autres. Un succès qui me semble, si j’en juge à ce livre, bien mérité si cela n’écrase pas tous ces auteurs talentueux peinant à se faire une place.

Cela restera une de mes lectures majeures de ces dernières années et je compte bien découvrir d’autres écrits de cet auteur. Merci de me donner vos avis quant à cet auteur et cette chronique.

Notes avis bibliofeel juin 2020, Haruki Murakami, Des hommes sans femmes

27 commentaires sur “Haruki MURAKAMI, Des hommes sans femmes

  1. C’est mon contemporain japonais préféré, je l’ai découvert (lorsqu’il n’était pas encore une star planétaire) avec « la fin des temps » et ce dernier reste mon roman préféré de Murakami.

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  2. Je l’ai lu il y a assez longtemps mais je n’en garde aucun souvenir….. Une époque où je consommais la littérature mais avec l’esprit ailleurs. J’ai deux de ses ouvrages : Les amants du Spoutnik et Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil…. Je vais les relire maintenant que j’ai l’esprit plus libre pour voir si l’envie de le découvrir plus avant vient -)

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  3. j’ai découvert Haruki Murakami avec « Kafka sur le rivage » coup de cœur! je le découvre peu à peu pour faire durer le plaisir.
    « L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage » est bien aussi dans un tout autre genre…ou « le passage de la nuit »
    Je note celui-ci …
    Le prochain sur ma liste : »Chroniques de l’oiseau à ressort » 🙂

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    1. C’est ce que j’aime, parler de mes belles lectures. Le soucis c’est que je lis aussi des livres qui ne m’inspirent pas beaucoup, ainsi le fameux « Manuscrit inachevé de Franck Thilliez », lu dernièrement et une chronique inachevée qui ne sera pas sur le blog 😃

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  4. Je n’ai encore jamais lu de lire de Murakami mais ce recueil de nouvelles pourrait constituer une très bonne introduction. Merci pour cette jolie chronique ainsi que pour les conseils de lecture qu’elle contient !

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  5. Je n’ai jamais lu Murakami jusqu’au bout, ayant commencé Norwegian Wood mais abandonné à quelques 50 pages de lafin (ce qui ne m’arrive jamais), profondément ennuyée et désorientée… Peut-être que commencer par des nouvelles serait plus approprié pour (re)découvrir sa plume !

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  6. Ca donne envie…Depuis le temps qu’il est dans ma PAL celui-ci !! Des amies m’ont recommandé 1Q84, mais tu donnes envie de lire Des hommes sans femmes. Chronique vraiment bossée – les rapprochements avec d’autres auteurs nippons m’ont impressionnée.

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    1. Ce n’était pas si compliqué car j’ai beaucoup lu Kawabata (mon préféré) et Tanisaki. Pour ce qui est des rapprochements, certains « spécialistes » pourraient trouver à redire, ce qui m’intéresserait en fait ! Merci infiniment pour ce commentaire encourageant !

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  7. J’en ai quelques uns dans ma bibliothèque (les plus connus) mais pour l’instant je n’ai lu que Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, il y a quelques années deja et j’ai beaucoup aimé. Je le conseille. Cependant il ne faut pas etre dépressif ou avec un petit moral pour le lire a mon avis. Donc en confinement / post confinement pandémie ca peut etre un peu pesant… ou pas si on arrive a se detacher de sa lecture. Kawabata idem d’ailleurs. Recits de la paume de la main, lu et apprécié mais trouvé quand meme plombant (je l’avais lu dans une période assez noire de ma vie ceci dit, mais quand meme on est loin du « feel good », façon de parler). Le chef d’oeuvre absolu de Kawabata pour moi c’est « tristesse et beauté » mais pareil pessimiste et noir. En littérature japonaise je lis plutôt de la poesie, c’est a dire des haiku, tous les classiques et les plus modernes. En periode de stress ca passe très bien parce que très court donc ca permet de passer outre les problèmes de concentration.

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  8. Je suis un grand fan ! Chroniques de l’oiseau à ressort est extraordinaire, la saga 1Q84 aussi, La balade de l’impossible, Les amants du Spoutnik, L’incolore Tsukuru… Je suis à chaque fois touché en plein cœur et émerveillé les talents de conteur de cet auteur unique.

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