Léon TOLSTOÏ, Les Cosaques

Éditions folio Gallimard, paru en novembre 1976

Préface de Pierre Gascar. Traduction, notice et notes de Pierre Pascal

En couverture : « Les cosaques zaporogues écrivant une lettre de mépris au Sultan », du grand peintre russe Ilya Repine (1844-1930), Musée de Saint-Pétersbourg.

Formidable roman littéraire, historique et humain… Tout comme dans « Enfance, Adolescence, Jeunesse », Lev Nikolaïevitch (dit Léon) Tolstoï écrit une autobiographie romancée. C’est sa vie qu’il commente en parallèle à son journal intime qu’il tiendra jusqu’à la fin. Quelle écriture ! Limpide, fluide tout comme la vie captée au plus près des personnages qui évoluent ici. Il s’agit d’un texte court de 255 pages possédant bien des attraits dont celui de pouvoir en faire une relecture plus facilement que le célèbre « Anna Karénine » (1 000 pages en folio) ou « Guerre et paix » (2 tomes et plus de 2 000 pages). Un écrit de jeunesse par un homme qui deviendra un monument incontournable de la littérature russe et mondiale. Un destin hors du commun ! Jugez-en ! En 1847, à dix-neuf ans à peine, il décide d’abandonner ses études de droit pour vivre de ses rentes dans le domaine familial dont il est maintenant le propriétaire – il avait deux ans à la mort de sa mère et neuf ans à celle de son père. A vingt-trois ans, pour fuir une vie d’ennui et rechercher l’authenticité d’une vie nouvelle en pleine nature, il accompagne son frère lieutenant au Caucase, avec un statut de demi-civil avant de devenir junker (élève-officier). Il y séjournera trois ans.   

Peu de romans atteignent la force absolue que possède ceux de Tolstoï. Peu de personnages littéraires me sont restés à ce point en mémoire : peut-être Sophie dans  « Le choix de Sophie » de William Styron ou bien  Ivitch dans « Les chemins de la liberté » de Jean-Paul Sartre, ou encore Rosario dans « Le partage des eaux » de Alejo Carpentier.

Ici la plupart des personnages entrent en résonance avec des mythes, des fantasmes qui les rendent universels. D’Olenine – double de l’auteur –, à Marion – dont il a été amoureux, belle caucasienne évoquant Carmen de Prosper Mérimée  –, de Lucas l’intrépide cosaque à Erochka – copié sur « une figure locale » selon le Journal de Tolstoï, que d’images et de vie (rehaussées encore par les impressions recueillies en Géorgie où j’ai eu l’occasion de séjourner). Les rapports D’Olenine et son ordonnance Jeannot reproduisent la situation de Tolstoï et le serf domestique emmené pour le servir au Caucase, assez lettré pour recopier ses brouillons mais qu’il fit renvoyer (cela rappelle Montaigne et son serviteur à qui il fait écrire la première partie de son « Journal de voyage ».)

Carte des frontières au début du XIX ème siècle montrant une région caucasienne totalement morcelée et enclavée entre l’empire russe, l’empire ottoman et l’empire perse.

L’action se déroule sur le fleuve Terek dans le Caucase, au nord de la chaine du Grand Caucase avec ses sommets impressionnants de plus de 5 000 m, entre la mer Noire et la mer Caspienne. Tolstoï s’immerge dans la nature, qu’il décrit merveilleusement :

« Et il lui apparut qu’il n’était nullement un noble Russe, membre de la haute société moscovite, ami et parent de tel ou tel, mais tout bonnement un moustique ou un faisan ou un cerf semblable à ceux qui vivaient maintenant autour de lui. Tout comme eux, comme l’oncle Erochka, je vivrai, je mourrai. Et il dit vrai : l’herbe poussera, et ce sera tout. »

Les personnages sont parfaitement décrits, le talent de l’auteur arrive à restituer et à nous faire vivre des scènes inoubliables : par exemple la scène du départ d’Olenine en traîneau dans la neige, la scène aussi de Lucas tuant un abrek (rebelle au colonisateur russe), la scène de chasse en forêt avec Erochka et Olenine, les scènes entre Olenine et Marion toutes oniriques rejoignant le « ça y est enfin, c’est elle ! » de son premier livre « Enfance, Adolescence, Jeunesse » dont il constitue une suite passionnante.

« Tout à coup un craquement terrible s’entendit dans le bois, à une dizaine de pas. Tous deux tressaillirent et saisirent leurs fusils, mais on ne voyait rien ; on entendait seulement briser des branches. Un galop régulier et rapide se fit entendre un instant, le craquement se changea en grondement, qui se répandit de plus en plus loin, de plus en plus largement dans la forêt tranquille. Quelque chose se brisa dans le cœur d’Olenine. Il sondait vainement le fourré verdoyant, enfin il porta son regard sur le vieillard. L’oncle Erochka, le fusil serré contre sa poitrine, se tenait immobile ; son bonnet était descendu sur la nuque, ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire, et sa bouche ouverte, d’où pointaient méchamment des dents jaunes et rongées, était figée dans sa position. »

A travers les personnages et les dialogues, l’auteur exprime ses idées sur la société de son temps, sur la guerre, la religion. Des idées qui vont participer à bien des évolutions futures en Russie :

« Les jeunes voix des cosaques s’unissaient gaiement et sur toutes tranchaient par sa force une jeune voix. – Sais-tu qui chante ? dit le vieillard en ouvrant les yeux. C’est Lucas le djiguit. Il a tué un Tchetchène : il est joyeux. De quoi joyeux ? L’imbécile ! L’imbécile ! »

Léon Tolstoï est né en 1828 (mort en 1910). A la fois prophète et grand artiste, grand propriétaire, comte et opposé au servage – il  a  voulu affranchir et donner des terres à ses serfs sur sa vaste propriété cinq ans avant l’abolition du servage en 1861–, « poète de sa vie » comme l’avait nommé Stéphan Zweig. Un personnage multiple, d’une grande modernité. Vivant à une époque où la Russie sortait tout juste d’une période très francophile. Il a été influencé par la civilisation occidentale et est à la fois resté très critique vis-à-vis d’elle.

En marge de l’œuvre, aujourd’hui : C’est un chef d’œuvre classique qui nous fait voyager dans des contrées lointaines, dans une nature vierge avec une belle histoire d’amour et de l’action. C’est déjà passionnant mais c’est plus que cela ! Tolstoï nous donne accès, indirectement bien sûr, à la géopolitique d’une région du monde toujours autant convoitée et instable. Le Caucase du nord, appelé Ciscaucasie, a été conquis par la Russie au XIXe siècle après une guerre interminable de 47 ans, entre 1817 et 1864. Il abrite des populations très diverses qui cohabitent ou pas…

« Sari siroun yar », Chant traditionnel arménien interprété par Macha Gharibian, pianiste et chanteuse, fille de Dan Gharibian, leader du groupe Bratsch

La désintégration de l’empire ottoman à la suite de la première guerre mondiale, puis de l’Union Soviétique après la chute du mur de Berlin laisse une région du Caucase exposée à tous les dangers. Malheur aux petits États situés au carrefour de la Turquie, de la Russie et du Moyen Orient, avec en voisin l’inquiétant Erdogan – mais il n’est pas seul dans cette volonté de reconquête –, courtisé en plus par l’Europe pour faire tampon avec les mouvements de migration du Moyen orient. Les récentes guerres de Tchétchénie, trouvent des racines dans les génocides et exodes liés à la guerre du Caucase. Et l’histoire se répète avec la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour la possession du Nagorny Karabakh. Les peuples (en premier arméniens, tchétchènes…) de cette multitude de petits États du Caucase font les frais de ces guerres incessantes avec génocide et exil massif, souvent pilotées de l’extérieur, dangereuses car risquant de déboucher sur un conflit de plus grande ampleur encore !

Le fleuve Terek, lieu de l’action, prend sa source en Géorgie, travers la Tchétchénie et se jette dans la mer Caspienne.

Un livre à lire et relire pour toutes ces raisons, sans avoir peur des termes spécifiques, enrichissant le texte, dont on peut facilement trouver la signification dans les précieuses notes. Tolstoï utilise une langue composite incluant des termes caucasiens, des expressions françaises, illustrant ainsi parfaitement ce carrefour de civilisations.

Notes avis Bibliofeel novembre 2020, Léon Tolstoï, Les Cosaques

15 commentaires sur “Léon TOLSTOÏ, Les Cosaques

  1. j’aime beaucoup Tolstoï j’essaie de lire toute son œuvre (comme pour Dostoïevski d’ailleurs)
    j’ai bien apprécié « Maître et serviteur » l’an dernier mais cette année je n’ai lu aucun auteur du XIXe siècle, pour la 1e fois depuis longtemps:-)
    ô temps suspends ton vol etc.

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    1. Je ne pouvais pas tenir mon blog sans parler de Tolstoï ! Cette relecture tombe en plus au bon (ou plutôt mauvais…) moment avec les événements inquiétants au Caucase et la situation dramatique des arméniens. Merci pour ton commentaire sur cette littérature russe que j’affectionne aussi énormément !

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      1. c’est vrai on est obligé de faire le lien….
        je garde « Guerre et Paix »pour la fin.. car je sais ou du moins je sens que c’est le meilleur j’ai beaucoup aimé l’adaptation en série il y a 2 ou 3 ans pour Noël je crois 🙂

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    1. C’est un roman beaucoup moins lu que guerre et paix ou Anna Karenine mais qui permet d’apprécier son talent littéraire ainsi que sa puissance à penser par lui même, en dehors des codes de sa classe sociale. Une grande et belle oeuvre !

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    1. Merci pour le compliment ! J’ai relu cette œuvre avec énormément de plaisir. Faire le lien avec l’histoire actuel du Caucase était passionnant même si mettre ensemble tous ces éléments n’était pas facile. Pour moi, c’est une œuvre majeur de Tolstoï, genèse de toutes ses prises de position futures. Belle lecture !

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  2. On perçoit vraiment le plaisir qu’a procuré cette lecture ! Pour moi qui voulais me remettre à lire Tolstoï, voilà donc une chronique qui tombe à point nommé. Merci !

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