Thomas MANN, Tonio Kröger

Lu dans l’édition Le livre de poche, août 2020

Première publication en France aux éditions Stock, 1923

Traduit de l’allemand par Félix Bertaux, Charles Sigwalt et Geneviève Maury.

156 pages

J’ai entrepris la lecture de ce texte afin de découvrir Thomas Mann, n’ayant encore rien lu de cet auteur allemand réputé. Bien m’en a pris de suivre les conseils de Patrick Schindler, auteur de Klaus Mann ou le vain Icare (voir la chronique et son commentaire sur ce lien…) et de commencer par ce Tonio Kröger à la fois œuvre de fiction, transposant les débuts de l’auteur lui-même, et découverte d’une forme littéraire insolite.

Court roman ou nouvelle ? 116 pages avec ce qu’il faut de notes très intéressantes pour raconter à la troisième personne des épisodes de la vie d’un adolescent de la bourgeoisie allemande, fils du consul Kröger, à la recherche de son identité. Il est formé de 9 chapitres se présentant chacun comme de courtes nouvelles, le lien s’éclairant à la fin. C’est tout à fait particulier, original et réussi.

L’action se déroule au départ à Lübeck, port de la mer baltique (ville où Thomas Mann est né). Le thème principal est introduit dès le premier chapitre avec l’opposition de caractère entre Tonio Kröger – jeune artiste en proie au doute et introverti – et son camarade Hans Hansen – qui lui profite de la vie ordinaire sans se poser de questions. Tonio est amoureux de la belle Ingeborg Holm qui l’ignore. La leçon de danse, en présence de celle-ci, animée par un maître de danse grotesque et sûr de lui, François Knaak, est mémorable :

« Comme sa soyeuse redingote noire moulait bien sa taille grasse ! Ses pantalons tombaient en plis souples sur ses escarpins ornés de larges nœuds de satin, et ses yeux bruns se promenaient autour de lui, las et heureux de leur propre beauté. »

Puis Tonio se livre « à la puissance de l’esprit et du verbe » à Munich, « qui lui promettait grandeur et réputation ». Il y rencontre l’artiste Lisaveta Ivanovna, en tout point l’opposée du bourgeois Tonio Kröger. Elle est l’artiste d’origine étrangère qui vit sa vocation sans état d’âme, loin des contraintes familiales. Tonio vient lui dire qu’il retourne vers le nord, 13 ans après l’avoir quitté. Il est maintenant un poète célèbre et revient à Lübeck. Superbe séquence quand il visite la maison familiale devenue « Bibliothèque populaire ». Puis, il part s’aérer au Danemark, afin de retrouver, dit-il, des consonances du nord : « un accord de harpe de la plus poétique pureté. »

L’île de Seeland est la plus grande île du Danemark où se concentre la majorité de la population. Thomas Mann a lui-même fait le voyage à Aalsgaard par Lübeck en 1899, il avait alors 24 ans.

Tonio voyage en bateau vers le Danemark. Il séjourne à Copenhague puis s’embarque de nouveau dans la direction du nord, le long des côtes de Seeland jusqu’à Helsingör. Il demeure quelques temps « dans une station de bains de mer » à Aalsgaard, dans une sorte de pension, où des jours tous semblables s’écoulent, « jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose. »

La plume élégante de l’auteur analyse la solitude de l’artiste alors que l’histoire familiale imposait un tout autre destin. On a là une réflexion affutée sur l’art et sa place dans la société. Tonio Kröger – c’est bien sûr Thomas Mann lui-même – oppose vie ordinaire, bonheur simple et malédiction de la connaissance, tourment créateur, synonymes de solitude et d’incompréhension.

L’imprévu lui fournit l’occasion de faire le bilan de ce cheminement intérieur en parallèle à ces voyages.

Le style est impressionnant, certainement dû également au talent des traducteurs et traductrice, et permettant de comprendre l’énorme succès de cet auteur à son époque. Les répétitions, leitmotivs participent à une musicalité envoutante du texte.

« La mer dansait. Les vagues ne roulaient pas uniment rondes et égales. Jusqu’à l’horizon, sous une lumière pâle et vacillante, la mer était déchirée, fouettée, bouleversée ; elle bondissait et léchait la nue de ses langues de géant, effilées comme des flammes, projetait, à côté d’abîmes bouillonnants, des figures déchiquetées et bizarres, et semblait éparpiller en un jeu de fou, de toute la force de bras monstrueux, l’écume dans les airs. »

Thomas Mann (1875 – 1955) a mis toute sa personne dans cette nouvelle, pas étonnant qu’il ait affirmé la préférer entre toutes. Il écrit sur sa jeunesse à Lübeck, puis son départ à Munich alors qu’il a seulement 17 ans à la mort du père en 1891, un riche négociant en grains dont il devait prendre la suite. Il était alors écartelé entre l’aspiration de coller à l’histoire familiale et le désir de vivre et réfléchir. Au départ, il a écrit sur son milieu, la bourgeoisie allemande, puis sur l’Europe avant que l’histoire ne l’oblige à aller plus loin et l’emmène vers un humanisme engagé. Sont exprimées avec force dans ce récit les tensions en rapport avec un père allemand appartenant à l’élite commerçante et politique, et une mère germano-brésilienne plutôt mondaine et artiste. Il a eu le prix Nobel en 1929 pour Les Buddenbrook. Exilé aux Etats-Unis en 1938, il est la voix au plus haut niveau d’une Allemagne non nazi, une posture me rappelant Charles de Gaulle à Londres – en tant qu’artiste au pouvoir d’action beaucoup plus limité…

La vie et l’œuvre de cet auteur sont imbriquées et en font une figure incontournable de la littérature européenne. Cette lecture de Tonio Kröger m’a évoqué par bien des points tout ce que j’ai aimé chez Emile Zola. Thomas Mann reprend à sa façon, en s’en différenciant, en le prolongeant – il arrive quelques dizaines d’années après – le naturalisme, le romantisme et se fait porte-parole de nouvelles valeurs s’éloignant des valeurs bourgeoises traditionnelles. On saisit ici un superbe reflet de la littérature allemande de cette époque, riche et inventive, qui sera détruite par le nazisme, mais toujours présente dans les livres, avec la possibilité pour nous lecteurs, curieux et passionnés, de la faire vivre par nos lectures et nos échanges.

Notes avis Bibliofeel juin 2021, Thomas Mann, Tonio Kröger

22 commentaires sur “Thomas MANN, Tonio Kröger

  1. Très belle nouvelle, que j’avais beaucoup aimée, moi aussi. La réflexion sur la solitude de l’écrivain est très intéressante et on la retrouve d’ailleurs dans « Mort à Venise », mais orientée de manière différente, avec encore plus de pessimisme, je dirais.

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    1. Une belle plume et des voyages… Voyage dans les pays d’Europe, voyage dans le temps, voyage dans les idées d’alors et de maintenant. Tu as raison, c’est un petit livre qui peut constituer une enrichissante lecture d’été. Merci pour ta fidélité et pour tous tes agréables retours. Bonne journée Alan.

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    1. Cela a du être une lecture intéressante avec les explications du professeur et peut-être l’étude de passages dans la langue originale. Je suis ravi que ma chronique t’ait rappelé ces bons souvenirs.

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  2. je note j’ai beaucoup aimé « La montagne magique » de Thomas Mann le côté pavé ne m’a pas dérangée , il se lit très bien et « les Buddenbrock » sont dans ma PAL en attente
    j’ai beaucoup aimé son recueil « Mort à Venise » et surtout la 2e « Tristan »

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      1. et encore j’ai lu la version sur ebooks libres et gratuits donc pas au top…
        Il y a une nouvelle traduction en version poche et je me laisserais bien tenter car il parait qu’elle nettement meilleure… C’est une belle histoire 🙂

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        1. Merci pour cette info concernant la traduction. Il y a effectivement une version Folio bilingue avec une traduction plus récente, parfaite pour ceux qui veulent travailler leur allemand. J’aimerais bien essayer…
          Je ne regrette pas mon choix car la couverture du livre en poche est nettement plus sympa et j’ai trouvé le texte très bon.

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  3. Je le note. Je n’ai lu que Mort à Venise il y a une 15zaine d’années (en traduction en langue anglaise parce qu’emprunté à la bibliothèque locale) et j’avais été subjuguée et époustouflée par le style, le souffle : un chef d’œuvre alors que je n’ai pas aimé le film du tout (vu bien avant d’avoir lu le livre). Immense écrivain.

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