Jacques BLONDEL, Biodiversité, Un nouveau récit à écrire

Paru en septembre 2020, Editions QUAEEditions Cirad, Ifremer, INRAE208 pages

Ces pages contiennent l’expérience de toute la vie d’un professeur, d’un scientifique, d’un chercheur qui pourrait bien avoir les clés d’une autre façon d’habiter la Terre, comme indiqué sur la couverture. Ce n’est pas un essai partisan, avec annonce de lendemains catastrophiques ou à l’inverse de lendemains qui chantent. Le bilan offert au lecteur est de l’ordre d’un état des lieux de notre maison habitée depuis la nuit des temps et dont on doit absolument envisager de gros travaux, pour y vivre plus longtemps – qui peut croire à une planète B ? –, et éviter les catastrophes dont on voit déjà les inquiétantes prémices. Le constat est précis, il part des connaissances partagées par une large partie de la communauté scientifique, puis des pistes novatrices sont proposées.

La première partie, De l’émergence à la saturation, est le récit passionnant de l’aventure humaine. Les durées dont il est question sont vertigineuses mais l’auteur en arrive très vite à l’emballement que constitue l’emprise de l’homme sur la nature et l’émergence de cette nouvelle ère de l’Anthropocène « ère de l’homme » où celui-ci provoque par son activité des modifications de climat, un effondrement de la biodiversité et ce qui échappe à l’œil : une forme insidieuse d’extinction, l’extinction des interactions écologiques.

Dans la deuxième partie, Où allons-nous, il est question de désastre, de basculement d’un monde déboussolé mais aussi de l’émergence d’espoirs et d’un éloge du vivant non humain, clé d’une autre façon de vivre face à un système économique à bout de souffle pour la planète et les hommes qui l’habitent – nous, nos enfants…

J’ai découvert ce qu’était l’agnotologie, champ de recherche datant des années 1990 (on utilisait alors le terme d’agnatologie) :

« Nous nourrissons toujours l’idée que l’accélération technique nous permettra de posséder plus de choses, d’en faire plus et de mieux vivre, cultivant ce qui, en sociologie et en histoire des sciences, constitue un champ de recherche récemment apparu, l’agnatologie, ou science de l’ignorance, qui étudie la production, l’entretien et la propagation de l’ignorance. Cette science, savamment pratiquée par les lobbyistes, étudie la façon dont les dégâts du « progrès » peuvent être cachés. »

La troisième partie, plus longue, est à mon avis la plus originale et la plus utile, celle dans laquelle l’auteur montre qu’il est parfaitement possible de rétablir un pacte du vivre ensemble avec un environnement enfin respecté. Habiter autrement la Terre, est réellement une belle contribution pour un nouveau récit, afin de continuer à partager – à réparer – toutes ces beautés qui nous entourent encore ! 

J’ai trouvé dans ce livre beaucoup d’éléments de réponses aux questions actuelles concernant le climat, la biodiversité mais aussi l’examen d’une multitude de questions : l’antispécisme, le vegan, l’intelligence animale, la permaculture, la collapsologie, le transhumanisme, les différences entre écologie politique, écologie scientifique et écologie profonde, les avancées des droits dans le monde, le lien entre protection de la biodiversité et atténuation de la pauvreté, le féminisme, les causes de la pandémie Covid actuelle…

Comment se fait-il que, concernant des problèmes aussi cruciaux, de tels arguments ne soient même pas exposés, débattus dans les grands médias ? Ceux-ci se contentent de répéter les conséquences catastrophiques de l’effondrement des espèces, oiseaux, insectes et autres, des effets d’une augmentation des températures de plusieurs degrés d’ici quelques dizaines d’années… Cela relève-t-il de l’agnotologie ? Pour l’auteur, « le désastre provoqué par la pandémie du covid-19 en 2020 est un coup de semonce… », « Occasion enfin de donner suite aux « pistes vertes » qui viennent d’être proposées (avril 2020) par les 150 membres de la Convention citoyenne pour le climat pour revoir nos manières de nous nourrir, de nous déplacer, de nous loger, de travailler et de consommer. » Ces propositions citoyennes butent sur l’incapacité du monde libéral à accepter une remise en cause profonde. L’avènement d’un nouvel « âge du vivant » ne se fera pas sans vitalité démocratique.  

Jacques Blondel, fort de son expérience, donne des pistes sérieuses à bien des questions essentielles de notre époque qui doute de son avenir. Il s’appuie sur les acquis les plus récents de la recherche et fait le lien avec la philosophie : 17 pages pour les références citées, 415 livres d’auteurs de toutes disciplines, dans les domaines scientifiques, dans les sciences humaines et sociales. Une sorte de record, reflet d’un travail interdisciplinaire qui cherche constamment des fondations solides, dans cette indispensable entreprise destinée à Habiter autrement la Terre.

« Tout est question d’équilibre entre optimisme et pessimisme dans la nature des messages. »

Il réussit pleinement à insuffler un certain optimisme, sans nier aucune des difficultés, dans une belle écriture qui fait passer quelques notions savantes. Si vous cherchez un « page-turner », passez votre chemin, il faut du temps et une dose d’effort pour aborder le monde sous cet angle-là puis accueillir l’espoir, ce qui n’est pas rien. Un livre nécessaire et passionnant nous invitant à écrire tous ensemble ce nouveau récit.

Jacques Blondel est né en 1936. Il est le petit-fils du philosophe Maurice Blondel (1861-1949). Naturaliste dès son enfance, il publie ses premiers articles basés sur ses observations ornithologiques. Il intègre le CNRS en 1963 et devient par la suite un spécialiste mondialement reconnu de la Biodiversité. Biologiste, écologue, il est l’auteur de 12 livres et 350 publications. Directeur de recherche au CNRS, il fut président du Conseil scientifique de l’Institut français de la biodiversité et président de l’European Ornithologist’ Union et de l’International Ornithological Congress (2006).

Autres citations :

« Le modèle de l’agence onusienne prédit que les taux de fertilité vont converger vers un quasi-remplacement des populations vers 2100. Or la transition démographique entraîne mécaniquement un vieillissement de la population, ce qui est plutôt une chance qu’un fardeau, contrairement au credo des politiciens qui sont obnubilés par la croissance économique. »

« Un argument puissant pour reconnaître à la nature un « droit fondamental », donc non conditionné par des devoirs, est d’admettre qu’aucun des droits fondamentaux de l’humain ne pourra être garanti si les autres espèces avec qui il vit et dont il dépend ne sont pas elles-mêmes protégées en tant qu’être sensibles dotés d’une valeur intrinsèque. »

« Si le propos de ce livre est de montrer que la restauration de l’habitabilité de la Terre passe par la nécessité de remette le vivant non humain au cœur d’un nouveau pacte du vivre ensemble avec la nature, penser la transition écologique nécessite de s’aventurer dans d’autres domaines que celui des sciences de la nature, car écologie et justice sociale sont indissociables. »

« Ce n’est même pas d’écologie – mot galvaudé s’il en est – qu’il s’agit, ce n’est pas un combat qu’il faut mener, c’est tout simplement comprendre que l’humain n’est pas seul sur Terre et qu’il ne poursuivra sa route qu’à condition de s’englober avec les autres composantes de la diversité du vivant dont il ne peut se passer, pas seulement par compassion et empathie, mais tout simplement parce que sa survie en dépend. »

« Dévastation criminelle de la vie non humaine dans un monde où l’on vend plus de smartphones en une semaine qu’il y a dans le monde de tigres, d’éléphants et de gorilles réunis, et où plus de 80 % de la biomasse totale des mammifères vivant sur la planète sont des animaux domestiques destinés à nous nourrir. »

« Restaurer les communs est une revendication partagée dans les milieux qui se réclament de l’altermondialisme, mais aussi par les économistes critiques, qui soulignent à juste titre que l’institution des communs est bien antérieure à celle de la propriété privée. »

« L’impossibilité d’un consumérisme sans limite risque de nous exposer aux frustrations et à l’angoisse de la finitude du monde, mais la spiritualité propre à l’intelligence humaine, qu’elle soit laïque ou religieuse, devrait l’apaiser à travers une nouvelle relation à une biosphère pacifiée où le vivant non humain, pourvoyeur des services qui nous font vivre, sera le médiateur de notre relation au monde. »

« Pour aller plus loin encore, la Cour pénale internationale a annoncé son intention d’intervenir pour les crimes liés à la « destruction de l’environnement, à l’exportation illégale de ressources naturelles et aux dépossessions foncières illicites » ainsi que toute forme de crime dégradant l’habitabilité de la Terre, crimes qualifiés d’écocides. »

Notes avis Bibliofeel mars 2021, Jacques Blondel, BIODIVERSITE, Un nouveau récit à écrire

En marge du livre, voici un excellent documentaire sur la science de l’ignorance. Merci à Johan du blog « Les Petites Analyses » pour cette suggestion !

22 commentaires sur “Jacques BLONDEL, Biodiversité, Un nouveau récit à écrire

  1. Bonjour Alain,

    Et merci pour le compte-rendu ! Un livre qui a l’air de remettre l’église au milieu du village… dans un débat où il y a beaucoup de vues extrêmes.

    Je ne sais pas si tu as eu l’occasion de voir le documentaire Arte « La fabrique de l’ignorance » dont le thème est, justement, l’agnotologie 👌

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      1. Merci pour ce documentaire vraiment intéressant et complémentaire au livre de Jacques Blondel. Je vais le mettre dans ma chronique afin qu’il soit plus en vue. C’est une enquête admirable, partant des faits. Pour ce qui est de l’abeille, j’ai participé dans ma vie professionnelle, à la conservation et à la transmission de prélèvements pour une enquête européenne sur la mortalité de l’abeille, enquête qui a eu lieu entre 2012 et 2014. La commission européenne n’avait pas prévu de rechercher les pesticides pour une question de coût ! Les causes avaient été jugées multifactorielles. Autant dire qu’il y a là un biais d’analyse ÉNORME ! Des prélèvements pesticides avaient été réalisés, pour la France seule. Ils sont restés dans les congélateurs pendant des années avant d’être enfin transmis à un laboratoire compétent. Je n’ai jamais vu passer aucun résultat pour ces analyses…

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        1. ah ah ah sarcasme ! en effet biais enorme ! c’est comme tous ces fumeurs qui meurent en bonne santé d’un accident de la route et non pas du tabac qui est donc innocent cqfd (sarcasme). J’ai noté le documentaire que j’essayerai de me procurer (impossible à voir pour moi à cause du blocage de la video pour ma region)

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  2. Ce livre m’attire vraiment surtout pour la troisième partie que tu décris. Je pressens qu’il va y avoir une transition importante dans les cinq ans à venir avec de grands bouleversements. Le problème se trouve être conjointement le système libéral et la puissance de ses lobbys (ex la santé vue comme un tiroir caisse), l’ignorance et les habitudes d’une majorité de la population habituée à un modèle de consommation croissante.
    Mais je crois à la mise en place d’autre lobbys ou associations ou forces citoyennes naissantes qui agissent et s’unissent pour contrer la vision et l’impact d’une pensée uniquement marchande et industrielle.
    Merci pour ce post et ce livre à lire et …. à écrire.
    Bonne journée
    Alan

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    1. C’est tout à fait ça, un livre qui va au cœur des problèmes avec des arguments solides, l’auteur n’est pas un scientifique débutant et se préoccupe fortement d’éthique. Une lecture un peu ardue mais que je conseille. Merci Alan pour ce long commentaire qui me ravi ! Bon dimanche à toi.

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  3. Cette notion d’agnatologie, que je ne connaissais pas, fait froid dans le dos !
    Je suis assez rassurée par le travail de recherche visiblement fouillé de l’auteur : ce genre d’ouvrages, sur des sujets si complexes et cruciaux, peut vite devenir une tribune faisant la part belles aux partis pris ce qui n’est visiblement pas le cas. Merci pour ce partage.

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    1. Il y a beaucoup d’engagement de sa part mais bien étayé. Le sujet est suffisamment important pour unir toutes les bonnes volontés d’où qu’elles viennent. J’ai bien aimé sa patience à expliquer pour convaincre même s’il se répète de temps en temps. Merci de m’avoir lu et pour ce retour.

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    1. J’espère que cela va te plaira. Moi, j’y vois plus clair après avoir lu ce livre, enfin façon de parler car mes yeux ont eu du mal à accepter la mise en page sans attrait et une taille de caractère trop petite. L’âge ou bien un réel problème d’édition ? Cela ne m’empêchera pas de conserver ce livre comme une sorte d’usuel : j’ai du annoter un quart du livre de citations importantes ! Bonne journée.

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  4. J’ai l’impression que ce livre est d’une très grande richesse malgré le format assez court. Je le note, ainsi que les liens vers le documentaire d’Arte et le terme d’agnotologie qui m’était jusqu’alors inconnu. Heureux de lire des chroniques des éditions Quae, j’aime beaucoup leur catalogue dans lequel je vais piocher des idées de temps à autre !

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    1. C’est un livre de très grande richesse et très dense, il faut prendre le temps de recevoir toutes ces informations. Le documentaire aussi est à ne pas rater. C’est le premier livre que je lit des éditions Quae. Je vais m’intéresser à leur catalogue. Merci pour ton commentaire et bon dimanche. Alain « Bibliofeel »

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