Notes concernant le chapitre 12 du livre II des ESSAIS, complément de l’article d’avril 2019

Montaigne a traduit le livre du théologien Raymond Sebon, « ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur des pères qui fut jamais », où ce médecin, théologien, philosophe catalan entreprend de réconcilier foi et raison. En lisant cet essai, il est important de bien considérer l’époque. Montaigne l’a écrit à partir de 1580, soit 8 ans après le massacre de la Saint-Barthélemy et alors que les guerres de religions entre catholiques et protestants embrasent le pays depuis 1562 et se poursuivront bien après, jusqu’en 1598. A cette date historique, l’Édit de Nantes instaure, pour 87 ans, la naissance d’une certaine tolérance en Europe, et c’est déjà ça, après un siècle sanglant et tourmenté.
Montaigne dans cet essai développe un scepticisme, un relativisme de toute chose qui lui a été souvent reproché car il ne prend pas vraiment parti pour un camp ou l’autre, pour une secte ou une autre comme il nomme les différents courants philosophiques (et religieux?) depuis l’antiquité. Je pense qu’en introduisant le doute face aux certitudes absolues des camps en présence, face à l’intolérance du pouvoir catholique seul détenteur du vrai depuis des siècles, il a réussi à tracer un nouveau chemin vers la raison. Jusqu’à Montaigne, la pensée devait être dans la norme. Après Montaigne la raison humaine pourra être explorée et d’autres viendront tel René Descartes, reprenant le flambeau et créant de nouveaux espaces de liberté.
Pouvait-il, en pleine guerre de religion, même s’il l’avait voulu, ce qui est bien difficile à savoir, attaquer de front un camp ou un autre alors même qu’il était magistrat, bien installé dans l’élite et côtoyant le pouvoir ne place?
Ses arguments sont complexes, quelquefois obscurs, ils vont dans un sens puis dans un autre, mais n’est-ce pas cela l’art de réfléchir, de disserter ? Il reste des passages très critiques sur la religion telle qu’elle est à son époque.
« Les hommes y sont conducteurs et s’y servent de la religion; ce devrait être tout le contraire. »…
« Notre religion est faite pour extirper les vices : elle les couvre, les nourrit, les incite. »
Les arguments d’apologie me semblent moins nombreux et de l’ordre d’un état de fait (état de nature dont l’homme ne peut appréhender l’origine) qu’il faut accepter car facteur d’ordre dans la société.
« De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d’excuse qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toute choses, toute bonté, toute perfection… »
Cet essai à partir d’un livre obscur même à l’époque de Montaigne est très vite l’opportunité pour l’auteur de digressions dans tous les domaines comme il à l’art de le faire dans tous les Essais.
« Quant à la guerre, qui est la plus grande et pompeuse des actions humaines, je saurais volontiers (j’aimerais savoir) si nous en voulons servir pour argument de quelque prérogative ou, au rebours, pour témoignage de notre imbécilité (faiblesse) ou imperfection ; comme de vrai, la science de nous entre-défaire et entretuer, de ruiner et perdre notre propre espèce, il semble qu’elle n’a pas beaucoup de quoi se faire désirer aux bêtes qui ne l’ont pas. »
« … qu’il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme. »…
« Tout ce qui nous semble étrange, nous le condamnons, et ce que nous n’entendons pas : comme il nous advient au jugement que nous faisons des bêtes. »…
« Les bêtes nous montrent assez combien l’agitation de notre esprit nous apporte de maladies. »
Je trouve qu’à l’époque, et vu la position de Michel de Montaigne, sa philosophie est tout à fait courageuse et novatrice, d’ailleurs elle lui vaudra rapidement quelques ennuis de la part du pouvoir ecclésiastique comme rappelé dans le précédent article sur les Essais.
Il cite Cicéron et fait sienne ses paroles : « il faut parler mais ne rien affirmer ; je serai toujours curieux de tout, doutant souvent, et toujours me défiant de moi-même. »
L’auteur présente ses essais comme une introspection mais on devine bien que c’est tout à fait l’inverse que souhaite profondément Montaigne. Il sait bien que l’intolérance est du côté des « sectes » qu’il veut convaincre de la nécessité du doute afin d’apaiser les conflits qui durent depuis un demi-siècle. Proche de Charles IX, ensuite De Henri III puis de Henri de Navarre (Henri IV), il est catholique au sein des terres huguenotes mais réussit de façon improbable et courageuse à se faire juge prudent des deux camps. Il sera diplomate dans les conflits en cours…
« Vaut-il pas mieux se tenir hors de cette mêlée ? » En pleine guerre de religion, guerre civile en fait, le conseil est judicieux…
La lecture est assez difficile malgré la ponctuation et l’orthographe moderne, malgré la traduction des citations… Mais le poésie et la belle langue élégante de Montaigne vient récompenser le lecteur à chaque page :
« Et Zénon avait raison de dire que la voix était la fleur de la beauté. »
« Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’espérer enjamber plus que l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. »
Michel de Montaigne n’a pas enjambé la montagne mais a progressé vers plus d’humanité et en cela je pense qu’il a une place énorme dans notre socle culturel commun.
Notes avis bibliofeel mai 2019, Montaigne, Apologie de Raymond Sebon