Dominique BONA, Les partisans : Kessel et Druon, une histoire de famille

Éditions Gallimard

Date de parution : février 2023

526 pages (dont un beau carnet de photos de 14 pages)

Dominique Bona a écrit des romans (Malika, Prix Interallié 1992, Le Manuscrit de Port-Ébène, prix Renaudot 1998…), mais ce qui décrit le mieux sa vocation, comme elle le dit dans « Mes vies secrètes », ce sont ses biographies. Elle y met toute sa passion, tout son cœur, avec cette capacité à rendre la vie aux personnages du passé que le temps a figés ou éloignés. Dans cette famille choisie – où les femmes tiennent une grande place – apparaîtront au fil du temps : Romain Gary, les sœurs Hérédia, Gala, Stephan Zweig, Berthe Morisot, André Maurois, Camille et Paul Claudel, Clara Malraux, Yvonne et Christine Rouart, Paul Valéry, Jacqueline Gallimard, Colette…

La famille s’agrandit avec Joseph Kessel, l’aventurier qui dévore la vie, et Maurice Druon, son neveu, bâtisseur de légendes. Kessel et Druon écrivaient à quatre mains des poèmes, des chansons (Leib Polnareff, le père de Michel Polnareff au piano…). L’Histoire retiendra d’avoir signé ensemble, en 1943, les paroles du Chant des partisans (sur une musique d’Anna Marly, adapté d’un chant russe très ancien !), à la demande d’un chef de la Résistance, Emmanuel d’Astier, persuadé qu’une guerre se gagne aussi en chanson, parce qu’il faut « un symbole fort et un repère unificateur ».

Camélia Jordana interprète Le chant des partisans à La fête de la liberté, un spectacle avec une vingtaine d’artistes sur France 2 au Bataclan en novembre 2021.

Le livre est un beau pavé et une fois encore le style enlevé de l’autrice m’a emporté. Équilibre des chapitres, musique égale et fluide permettent d’entrer rapidement dans les destins singuliers de ces célébrités dont la mémoire s’efface peu à peu. Elle parvient à nous les rendre proches. L’intérêt de lecture est augmenté à la découverte, pour moi, d’une femme remarquable, vedette de la chanson, actrice, résistante héroïque, injustement oubliée : Germaine Sablon, sœur d’un chanteur célèbre : Jean Sablon. C’est elle qui a chanté pour la première fois le Chant des partisans. De second rôle, elle éclipse même souvent les deux grands hommes. Le choix de Germaine Sablon est clair : elle déteste la guerre mais ne veut pas rester sans rien faire alors que ses deux fils sont au combat… Elle s’engage dans l’Ambulance Hadfield-Spears, service chargé de récupérer et soigner les blessés à proximité des premières lignes de combat. Elle participera, en mars 1945, à un gala présidé par de Gaulle, au théâtre des Champs-Élysées, au côté de Joséphine Baker. Elle sera « la plus décorée des artistes de variétés » : médaille de la Résistance, croix de guerre et Légion d’honneur.

Opposition de style mais proximité et amour pour la vie, Kessel et son neveu Druon ont mêlé leur vie d’un bout à l’autre, tous les deux écrivains et académiciens. Pourtant des caractères bien différents. Dominique Bona n’a pas les mêmes mots pour l’un et l’autre, tout en gardant la bienveillance, la douceur que j’aime chez elle. C’est un Druon « peu porté à l’indulgence » dont l’auteure rapporte les affirmations en les accompagnant d’une ironie contenue « il le dit lui-même avec son habituelle modestie » alors que Jef a une vie « romanesque et fiévreuse, aussi généreuse que son œuvre ».

L’architecture du livre est remarquable avec un chapitre d’introduction lançant le récit comme le roman d’aventure qu’il est, en partie. L’auteure se met dans les pas du baroudeur, grand reporter, romancier prolixe, Joseph Kessel qui prend le premier rôle dès le départ. Décembre 1942, deux jours avant Noël, une nuit sans étoiles, Kessel et une de ses deux maîtresses, Germaine Sablon, accompagnés de Maurice Druon et d’un passeur, gagnent à pied l’Espagne, et ensuite la France libre via le Portugal. Jef, comme il se fait appeler, a 44 ans et Maurice 20 ans de moins. Tous les deux sont écrivains, avec une œuvre beaucoup plus fournie et célébrée pour le plus âgé. Autour de ces péripéties marquant leurs vies respectives d’un tournant décisif, viendront ensuite le récit de leur généalogie compliquée avant de dévoiler leur destin d’après guerre, dans une alternance qui va d’un personnage à l’autre sans hacher le texte. La fin du livre est consacrée à Maurice Druon, décédé en 2009, trente ans après Jef Kessel, comme une dilution des rêves enflammés…

Je me suis demandé comment elle avait fait pour que le lecteur ne soit jamais perdu dans la multitude de personnages et évènements relatés dans le détail, cette précision donnant une crédibilité à l’ensemble. Il y a là un travail considérable et je me suis posé la question du temps à passer afin de réunir autant d’éléments et les organiser ainsi. Le résultat est très impressionnant ! J’ai découvert une foule d’informations peu connues. Par exemple que Henri Bergson et Vladimir Jankélévitch s’étaient vu proposer un statut d’« Aryen d’honneur », une catégorie de « bons juifs » qu’ils avaient refusée… Que Les Rois maudits de Druon ont inspiré Game of Thrones… J’ai pu imaginer la vie de ces français exilés à Londres, avec la diffusion d’émissions quotidiennes de radio auxquelles participe Maurice « en dilettante », dit l’auteure, ajoutant même : « Druon eut-il un véritable rôle ? Rien n’est moins sûr. » Toujours cette retenue par rapport à un personnage prompt à bâtir lui-même sa légende !

Je remercie le site Babelio et les éditions Gallimard pour cette lecture qui constitue une somme passionnante sur le rôle des artistes, autour d’une période tragique et héroïque de l’histoire récente. Seule Dominique Bona pouvait parvenir à écrire un tel récit où elle nous dit pudiquement, entre les lignes, ses rêves et sa façon d’être au monde.

Autres citations :

Non seulement Kessel travaille avec acharnement pour la série d’articles de France, puis pour ceux de La France libre, qui assoient sa position et lui assurent des revenus, mais il a mis en route la roman que lui a suggéré de Gaulle, ce grand roman de la Résistance qui doit marquer les esprits. Dans la chambre de Hamilton House, l’écriture du livre est en cours. L’auteur a besoin de son temps et de cette liberté si chère aux créateurs, qui la fait détester de son entourage. Ce sera l’Armée des ombres, écrite tout au long de l’année 1943 à Londres. 

Sur les photographies qui témoignent de son histoire, Germaine Sablon apparaît en uniforme militaire : pantalon et veste kaki, un foulard noué sur la tête. Sa silhouette s’est alourdie, son visage semble empâté. Sa beauté est atteinte et le cœur a sans doute autant souffert. La mauvaise nourriture, le travail continuel, la fréquentation de l’horreur, elle a poursuivi l’effort de bout en bout, sans une seule journée de relâche. 

… Druon va toutefois devoir mettre en sourdine des qualités qui lui sont propres et que l’on trouve à l’état d’esquisse dans La dernière Brigade : une ironie décapante, et un noir pessimisme qui l’amène à voir chez les hommes et les femmes les défauts plutôt que les qualités, les ridicules et les vices plutôt que la gloire. Kessel est indulgent avec les personnages de ses livres, il y a chez lui des trésors de tendresse et de la compassion. Druon entretient avec eux une distance un peu froide. Son intelligence n’abdique jamais l’amer sourire voltairien.

« C’est, concomitante du Chant à quelques jours près, La complainte du partisan. Un peu différente, un peu semblable, et signée « Bernard », du nom de d’Astier dans la clandestinité, les paroles en sont plus douces, plus mélancoliques. »
La complainte du partisan a été reprise par de nombreux artistes. Je recommande bien sûr les versions de Leonard Cohen, Joan Baez mais j’aime beaucoup celle-ci, signée Anna Prucnal – actrice, chanteuse française d’origine polonaise. On peut aussi écouter sur You Tube une belle version signée d’un certain Roland Folio ainsi que des versions rock, dub…

Kessel, si l’on scindait la littérature en livres pour filles et livres pour garçons, serait à classer dans la seconde catégorie. Ses histoires d’aviateurs, d’aventuriers, de baroudeurs, recueillent davantage de suffrages chez les lecteurs de sexe masculin. Il y a dans ses livres de la virilité à revendre, alors que Druon sait donner des rôles de premier plan aux femmes, rendre leur complexité humaine, très simplifiée chez Kessel.

Notes avis Bibliofeel avril 2023, Dominique Bona, Les partisans : Kessel et Druon, une histoire de famille

7 commentaires sur “Dominique BONA, Les partisans : Kessel et Druon, une histoire de famille

    1. Druon supportait mal la femme de Kessel, notamment ses problèmes d’alcoolisme récurrents. Druon et Kessel avaient vingt ans de différence et Kessel était effectivement fatigué par une vie menée à toute allure. Quant à Druon, il avait envie de tutoyer les grands de ce monde et profiter de tous les honneurs possibles. Il sera secrétaire perpétuel de l’académie française et ministre…. Alors que Jef n’a jamais participé aux travaux de l’académie ! Il me semble que la différence de caractère à fini par créer un vide entre eux. Merci pour ton commentaire !

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    1. Merci beaucoup Patrice pour ton retour. Répondre aujourd’hui a du sens pour moi car la victoire sur le nazisme n’est pas rien, il nous faut garder le souvenir de ces pages sombres… et lumineuses malgré tout, grâce à ceux qui ont su résister. Bon 8 mai et à bientôt sur nos blogues !

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