Lionel BOUNAN, Merci, monsieur le président… Ou l’histoire d’un magistrat hors norme

Préface de Marc Trévidic

Édition L’Harmattan, collection Graveurs de Mémoire

Date de parution : décembre 2022

220 pages

« Pendant très longtemps, j’ai considéré que la place de l’avocat général était sur l’estrade et qu’il ne pouvait descendre dans la fosse aux lions.[…] Le temps passant, j’ai acquis la conviction que ma place était également sur le parquet de la cour d’assises. J’allais donc tout de rouge vêtu, comme les avocats, m’adresser directement aux témoins, aux experts, aux victimes devant le pupitre, pour les aider à respirer dans la tourmente de l’audience. »

J’aime beaucoup le titre de cette collection : Graveurs de Mémoire. A priori deux mots parfaitement opposés. Qui a-t-il de plus incertain que la mémoire au fil du temps ? Alors que le signe gravé défie le temps long. Le livre a cette utilité, il est un des outils essentiels de ce devoir de mémoire qu’on voudrait éternel. Pourquoi choisir de lire celui-ci plus qu’un autre dans l’immense catalogue L’Harmattan ? Pour les premières pages lues sur le site grâce à l’onglet lire un extrait : la préface de Marc Trévidic s’y trouve en entier. Le célèbre magistrat et auteur, spécialiste du terrorisme, analyse magistralement le récit de Lionel Bounan à partir d’une remarquable histoire de petits pois et carottes, métaphore originale et savoureuse pour parler des magistrats. Tout ce qu’il fallait pour attirer ma curiosité !

Le parcours de ce magistrat hors norme l’affirmation est loin d’être usurpée – permet de découvrir le monde de la Justice, monde opaque pour beaucoup d’entre nous, moi y compris, avant cette lecture. Loin des récits médiatiques sur les grandes affaires, rapportées par des observateurs, chroniqueurs, journalistes… On a ici des faits et des sentiments en direct d’un professionnel engagé au plus haut niveau.

Lionel Bounan possède un véritable talent de conteur, partageant son expérience du monde pénitentiaire, des prisons françaises jusqu’à celles d’outre-mer, plus atypiques, sa longue pratique en tant que magistrat (formation et syndicats compris), celle d’un cabinet ministériel (celui de la Défense où il a officié en tant que Conseiller justice), du parquet, des procès d’assises, des audiences correctionnelles et de la Cour nationale du droit d’asile en passant par les tribunaux pour enfants. Il raconte ses souvenirs en s’effaçant devant les faits les plus éclairants, allégeant en permanence son propos d’anecdotes cocasses ou franchement comiques. Les premiers chapitres sur sa prime jeunesse forment une belle rampe de lancement à cette lecture surprenante : petit travail d’été à l’Olympia au contact de vedettes de la chanson, GO au Club Med en Croatie, service militaire sur le fameux porte-hélicoptères Jeanne d’Arc

L’auteur dresse les portraits des magistrats remarquables croisés tout au long de sa carrière. Il décrit aussi, sans méchanceté, « la petitesse » rencontrée chez certains de ses collègues, directeurs ou magistrats. Exemple de ce directeur de prison, ancien militant vendéen, portant en permanence un pistolet à la ceinture. Le portrait du procureur de Melun est aussi particulièrement gratiné, un homme dont il décrit les nombreuses manies, vérifiant tous les matins le niveau de ses stylos, avare et infantile au point de déformer systématiquement le nom de notre auteur dans les notes qu’il lui adresse. Justice rendue par des hommes qui ne sont pas tous dans la bienveillance et l’humanisme…

Les anecdotes sont nombreuses concernant les justiciables : tel homme dont on avait trouvé les empreintes sur le lieu du délit affirmant qu’il les avait prêtées à un voleur dont il ne voulait pas donner le nom. Tel autre ne comprenant pas le langage soutenu du juge et que l’avocat doit traduire à son client en termes beaucoup plus triviaux. Dégoût, colère, fou rire, tous les sentiments trouvent leur moment, qu’il faut réprimer afin de garder la bonne tenue des débats, ce n’est pas un théâtre, l’avenir des prévenus étant réellement engagé.

Des réponses aux questions émergent dans une complexité de tous les instants. La tâche consistant à juger est immense mais indispensable et noble. Sanctionner les comportements, oui, mais comprendre les motifs afin de moduler les conséquences. En premier lieu, rechercher la vérité. On dit que la vérité n’existe pas, chacun aurait la sienne… Mais quand il s’agit de juger, ce raisonnement de dégagement en touche ne marche pas. Juger c’est en premier lieu avoir tous les éléments de l’affaire, exiger et vérifier les éléments fournis par la police, les partager, ce qui prend du temps et nécessite du personnel et des moyens suffisants. Éviter le trop plein de certitudes, conserver le contrôle des débats lors des jugements, se méfier des aveux portant en germe l’erreur judiciaire. « Il n’y a qu’un moyen d’atteindre la vérité : c’est de douter toujours, et quand on croit y avoir atteint, c’est de douter encore. » L’intime conviction vient en bout de course et dépend encore de l’engagement des magistrats. Combien d’erreurs judiciaires au final ? Nul ne peut le dire, lit-on, au détour d’un paragraphe.

Ces réflexions sur la Justice sont celles d’un juriste ni désabusé, ni naïf. Est-il hors norme ? Le titre indique-t-il que d’autres ne sont pas autant engagés dans cette belle et indispensable fonction consistant à fournir un cadre solide à la démocratie à travers le droit ? Au départ sa famille ne l’a pas soutenu dans cette vocation : il a du financer ses études par lui-même, seule une grand-mère l’a aidé de temps à autre. Il choisit d’abord un cursus en sciences économiques – des amis lui avaient fait miroiter un avenir facile – puis suit en parallèle des cours de droit et ceux de l’Institut de criminologie de Paris car « servir l’autre était plus important que se servir soi-même ». Lionel Bounan débute sa carrière comme directeur d’un des établissements de la prison de Fleury-Mérogis, passe ensuite le concours de la magistrature et effectue l’essentiel de sa carrière de magistrat dans la région parisienne avec un petit tour par la Polynésie française. Passionné par le droit des étrangers il rejoindra la cour nationale du droit d’asile où il présidera une des formations. Il a quitté la magistrature depuis peu pour devenir avocat dans le pays basque, ce qui peut expliquer la liberté de ton.

Voici un corps de métier confronté au pire de la nature humaine, cela méritait bien un récit aussi haut en couleur. Ce n’est pas vraiment une autobiographie, mais une visite de la plupart des étages de la Justice en compagnie d’un magistrat investi dans sa fonction, une radiographie dont Lionel Bounan interprète avec mesure les images. Un grand merci à Lionel Bounan et aux éditions l’Harmattan pour l’envoi de ce livre remarquable.

Quelques citations :

« Tout est programmé dans une prison : les repas, les visites, les promenades, les activités sportives, les douches, l’extinction des feux… Beaucoup de détenus sont d’ailleurs surprotégés par cette régularité, eux qui pour la plupart ont eu à l’extérieur une vie inorganisée. »

« L’école de la magistrature forge les esprits. On y entre avec des certitudes sur le monde, sur l’humain, sur le droit ; on en ressort avec l’idée que tout est extrêmement complexe et que juger autrui nécessite une rigueur absolue, car la vérité n’est jamais vraiment acquise. »

« Il paraît aujourd’hui indispensable que les magistrats de terrain fassent l’effort de réfléchir à l’importance de la clarté de leurs décisions, qu’ils s’attachent à mettre de l’humain dans le droit, à prendre des risques afin de remédier à la désaffection des citoyens pour leur justice. »

Notes avis Bibliofeel février 2023, Lionel Bounan, Merci, monsieur le président…

6 commentaires sur “Lionel BOUNAN, Merci, monsieur le président… Ou l’histoire d’un magistrat hors norme

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