Toni MORRISON, Love

Lu en collection 10/18, réédition de mai 2008

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke

306 pages

Je fais la connaissance de Toni Morrison par ce titre Love, publié en 2003, alors qu’elle a acquis une notoriété internationale. A la lecture de ce livre, j’ai compris pourquoi cette autrice est dans la liste des très grands de la littérature américaine. D’emblée, je découvre un livre attachant et la perspective de lectures marquantes avec ses œuvres plus connues, telles que Beloved, L’œil le plus bleu, Home

« Mood Indigo » par Nina Simone après une courte intro de la version de Duke Ellington.
Dans le roman : « Mon fredonnement encourage les gens… Tout comme Mood Indigo, survolant les vagues, peut modifier votre façon de nager. Cela ne vous fera pas plonger, mais peut donner de l’allant à votre brasse, ou bien vous tromper en vous faisant croire que vous êtes à la fois malin et chanceux. Et dans ce cas, pourquoi ne pas nager un peu plus loin, et encore un petit peu plus loin ? »

Qui est cette femme qui fredonne dans ce premier chapitre en italique, des premières pages mystérieuses jetant un tourbillon d’informations que l’auteur va prendre le temps d’éclairer, à son rythme, au rythme de la vie qui va… sur fond de jazz et de soul.

« Mon fredonnement à moi est avant tout très doux, très intime ; il convient à une vieille femme que le monde embarrasse ; c’est sa manière de désapprouver ce que le siècle est en train de devenir. Un siècle où tout est su et où rien n’est compris. »

Au début du récit apparaît Junior, une jeune femme tout juste sortie de maison de correction après avoir été accusée d’un meurtre. Elle trouve un travail chez les Cosey. Deux femmes Heed et Christine vivent là dans une haine mutuelle et le souvenir du mari de Heed, Bill Cosey. Celui-ci est mort depuis une trentaine d’années – on est au début des années 1960 –, un homme puissant ayant connu la réussite à la tête d’un hôtel très prisé. Le passé, le présent aussi, sont contés par petits bouts, formant une sorte de puzzle. Le style de l’autrice et ma curiosité ont retenu mon attention jusqu’à obtenir des explications plus précises par celle qui est seulement nommée L. Il s’agit de la femme de service embauchée par le généreux et charismatique Bill Closey, celle qui a tout vu, tout connu du destin de chacun des membres de la famille. Ce sont les pages en italique, récit de cette fameuse L, insérées régulièrement en fin de chapitre, regard neutre et bienveillant sur cette étrange famille.

On sort de ce huis-clos familial étouffant avec le jeune Romen qui est employé pour des travaux de jardin à la maison Closey, celui qui va connaître une dangereuse histoire d’amour avec Junior.

Le récit se déroule dans le sud ségrégationniste simplement rappelé par de brèves allusions. On devine qu’il s’agit essentiellement d’afro-américains, encore que je ne suis pas sûr avec cette étrange Junior. Est-ce que cette jeune femme plus que délurée représente cet avenir où la couleur de peau est une histoire ancienne dont il n’est plus utile de parler ou simplement choix compréhensible de ne pas catégoriser ?

Ce qui m’a conquis sans réserve c’est la qualité du style, sa poésie envoutante :

« Le ciel est vide, maintenant, il est comme gommé, mais à l’époque, voir la Voie lactée était chose très ordinaire. La lumière qu’elle projetait transformait le monde en un superbe film en noir et blanc. Quelle que fût votre place dans la vie, quel que fût votre état d’esprit, à partir du moment où un ciel bourré d’étoiles faisait partie de votre nuit, vous vous sentiez riche. Et puis, il y avait la mer. Les pêcheurs disent qu’il y a là-dedans une vie qui ressemble à des voiles de mariée et à des rubans d’or aux yeux de rubis. Ils disent qu’il y a certains formes de vie qui vous font penser aux cols de dentelle des institutrices ou à des parasols faits de fleurs. »

Je dois avouer que j’ai peiné au début à m’y retrouver dans les personnages et les époques ! Avec le recul je comprends cette construction qui va du présent du récit, vers 1995, et remonte en recherchant les origines de chacun des personnages, telle une enquête compliquée. Le ton est désabusé avec une impression de lassitude face à une époque moderne en profond décalage avec le passé – avec cette autrice, cela peut-être les temps très lointains des origines – des temps difficiles qui avaient parfois le goût du bonheur.

Le passé esclavagiste est suggéré, de même que la violence de la domination blanche. Ils sont là à travers les rapports conflictuels au sein de cette famille dont le patriarche a réussi financièrement. Pas un héros mais un homme bon et monstrueux à la fois, qui laisse à sa mort un entourage près à s’entretuer pour les blessures passées et l’héritage. Chaque génération a ajouté à la précédente mais les situations ont évolué sans que chacun puisse réellement prendre sa vie en main. La peur de l’autre, la haine, tout comme l’amour, semblent incrustés dans la peau de chacun pour longtemps. On est là dans les conséquences de l’esclavage et dans la violence inouïe de cette histoire Étasunienne, traversant les époques depuis la conquête par la guerre de ces immenses territoires, on sait de quelle horrible façon.

Je suis heureux de lire enfin cette autrice qui aborde avec tant de force et de poésie cet aspect essentiel de la réalité américaine : la violence sociale (vis-à-vis des noirs mais pas seulement…) et ses conséquences durables.

Présence des morts, fantômes, viols, meurtres, violence verbale (sauf avec Romen) forment un tourbillon de récits hallucinés. Autant dire que les tensions et frustrations sont plus au rendez-vous que l’amour du titre, apparaissant bien peu ici.

Les neuf chapitres portent un nom attaché à la figure de William (Bill) Cosey : le portrait, l’ami, l’inconnu, le bienfaiteur, l’amant, le mari, le gardien, le père, le fantôme… Je vois dans le récit de L, la voix de l’autrice et dans ce roman une évocation des figures paternelles.

Toni Morrison, de son vrai nom Chloe Anthony Wofford, est née en 1931 dans l’État de l’Ohio aux États-Unis. Après des études de lettres et une thèse sur le thème du suicide dans l’œuvre de William Faulkner et de Virginia Woolf, elle fait une carrière de professeur aux universités de Texas Southern, Howard, Yale et Princeton. Elle travaille ensuite comme éditrice chez Random House, spécialisée en littérature noire. Toni Morrison est ainsi à l’initiative de la publication des autobiographies de Mohamed Ali et d’Angela Davis. En 1988, elle obtient le Prix Pulitzer pour son roman Beloved qui la rend célèbre. En 1993, elle reçoit le Prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre. Elle meurt le 6 août 2019, à l’âge de 88 ans.

Autres citations :

« Parfois la blessure est si profonde qu’aucune histoire dans le style pauvre-de-moi ne saurait suffire. Et alors, la seule chose vraiment efficace, à même d’expliquer toute cette folie qui s’accumule, qui entrave et qui pousse les femmes à se haïr entre elles et à détruire leurs enfants, c’est un mal extérieur. »

« Tout le monde savait qui allait en prison et qui n’y allait pas. Un tueur noir était un tueur ; un tueur blanc était un malheureux. Il était sûr que presque toutes les lois étaient une question d’argent, pas de couleur, ce qu’il dit. »

« Les gens de couleur aimaient aussi penser ça parce que, en ce temps-là, ils vénéraient la pauvreté, ils croyaient que c’était une vertu et un signe certain d’honnêteté. Une trop grande richesse avait des relents diaboliques et l’odeur du sang de quelqu’un d’autre. Mr Cosey ne s’en souciait pas. Il voulait un terrain de jeu pour les gens qui pensaient comme lui, qui cherchaient des moyens de contredire l’histoire. »

« Tel était le fossé entre les générations en 1968, mais Cosey avait réussi à le franchir, à le rendre inoffensif ; il avait pu dire : « Je ne suis ni un étranger, ni un ennemi. »

Notes avis Bibliofeel avril 2022, Toni Morrison, Love

21 commentaires sur “Toni MORRISON, Love

    1. Merci beaucoup ! J’aurais pu citer aussi Al Green dans For the Good Times… Mais dans le récit, Christine massacre une voiture et entortille la cassette autour du tableau de bord et du volant. Il y a de la vengeance dans l’air sans que je comprenne pourquoi !

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  1. Tu décris extrêmement bien le style de Toni Morrison. Je n’ai pas lu Love, j’ai lu Beloved, L’œil le plus bleu, Un don (le seul que je n’ai pas aimé)… Mais c’est bien le même processus qui est proposé, un texte à la fois simple et poétique avec une chronologie des évènements un peu perturbante, permettant de comprendre et découvrir des secrets petit à petit, jusqu’à l’apothéose. Lire Toni Morrison n’est pas chose aisée mais quelle saveur incomparable quand on parvient à y goûter ! Vraiment, je te recommande vivement Beloved mais si tu préfères plus court, L’œil le plus bleu est vraiment accessible et tout aussi marquant de mon point de vue.

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    1. Je suis ravi par ton commentaire et tes suggestions. La construction m’a évoqué le dernier Goncourt de Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes. Dans les deux cas on est dans une littérature exigeante mais d’un niveau exceptionnel.

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  2. et ses livres sont régulièrement bannis de certaines bibliothèques américaines sous la pression de certains (simples citoyens ou élus), pour protéger les enfants bien sur . Dans d’autres états ou d’autres villes moins fascistes on fait par opposition le mois des livres bannis où les bibliothécaires encouragent à lire les livres bannis par d’ autres bibliothèques… La plupart des livres de Toni Morrison le sont avec en premier lieu The bluest eyes and Beloved. Dans les états arriérés du sud en premier lieu, genre Missouri ou Alabama ou Mississippi ou la Louisiane. Et le Texas qui est le champion toutes catégories pour les interdictions et retraits et autres bannissements de livres des bibliothèques. Parce qu’ils parlent du racisme qui est une pure invention bien entendu… donc qui risquent de mettre des idées trop progressistes dans la tête des enfants voire simplement de leur ouvrit l’esprit et le coeur à « l’autre ». C’est assez hallucinant et proprement ecoeurant, une grande surprise quand j’ai découvert ça !

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    1. Merci d’avoir pris de temps de nous donner toutes ces informations qui ne sont pas souvent mis en avant chez nous. Bannir Toni Morrison des bibliothèques ? Une autrice prix Nobel de littérature ! J’avoue être surpris et choqué… Il y a effectivement beaucoup d’informations à ce sujet sur des sites fiables et j’en ai enfin pris connaissance… Je comprends et partage ton écœurement. En être encore à ce stade en 2022 montre qu’il nous faut redoubler de vigilance face au racisme et à tout ce qui tend à nous opposer les uns aux autres. Sinon comment pourrons nous lutter contre les effets du réchauffement climatique, contre les guerres ? La fraternité, la bienveillance, la solidarité semblent bien être la seule voie possible. Et si nos blogues servent aussi à cela, à leur tout petit niveau… c’est une belle chose !

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    1. C’est trop gentil de votre part ! J’aime tellement m’intéresser à la « bande son » des livres. Et pour la première fois j’ai tenté de réunir deux morceaux sur la même piste avec un début plutôt triste et ensuite la version plus joyeuse et combattive de Nina Simone. Merci à vous !

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    1. Merci à vous pour ce retour enthousiaste qui fait chaud au cœur alors qu’au États-Unis, cette autrice incontestable par son talent et les récompenses reçues est toujours plus contestée par des forces obscurantistes avides de revanche. Tristesse et colère qui vont m’amener à prévoir d’autres lectures et chroniques de Toni Morrison…

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  3. Je n’arrive pas à comprendre cette amérique-là car il y en a une autre qui voudrait éclore, extrêmement évoluée, cultivée, ouverte, progressiste, fraternelle. C’est un peu comme chez nous 🙂 … J’ai vu dans le commentaire de Michusa que ses livres sont interdits dans certaines bibliothèques tellement la plaie est vive. Il est vraie qu’on a vraiment envie de la refermer et pour toujours. Pourtant, quand on lit cet extrait que tu cites, « Quelle que fût votre place dans la vie, quel que fût votre état d’esprit, à partir du moment où un ciel bourré d’étoiles faisait partie de votre nuit, vous vous sentiez riche. Et puis, il y avait la mer. Les pêcheurs disent qu’il y a là-dedans une vie qui ressemble à des voiles de mariée et à des rubans d’or aux yeux de rubis », il y a tant de poésie au dessus et autour de nous que cela devient tellement indécent de s’affronter encore en 2022 et de faire des différences. On le voit bien, le moteur est l’argent à haut niveau, le statut social, le besoin de puissance. C’est une vision machiste très archaïque dont il va falloir que le monde se débarasse. Il y a encore du chemin 😉

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  4. Bonjour Alain,
    Je n’ai lu que « Home » de cette autrice, mais je ne l’ai probablement pas lu au bon moment ni dans les bonnes conditions et n’y ai malheureusement pas été très réceptive… Au vu de ton article, j’ai l’impression que ce roman-ci n’est peut-être pas des plus accessibles non plus… J’ai vu que Libriosaure conseillait « L’œil le plus bleu », peut-être me laisserai-je donc tenter par ce titre !
    À bientôt

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