David DIOP, La porte du voyage sans retour

En arrière plan, une vue des escaliers de la maison des esclaves à l’île de Gorée « La porte du voyage sans retour ». C’est de cette île que sont partis des millions d’africains au temps de la traite des Noirs.

Imaginer… Au fort de l’île de Saint-Louis du Sénégal, un jeune homme débarque en 1750 dans ce qui est une concession française, afin d’étudier la flore locale. Livre somme sur l’esclavage, sur l’Afrique telle qu’elle a pu être vue par les européens à cette époque, magnifiant une histoire d’amour tissée dans un environnement hostile entre un scientifique français et une jeune sénégalaise, au cours d’un périple à travers les multiples royaumes d’alors. Tissage magnifique des puissantes croyances africaines et de mythes européens. Je suis encore sous le choc de l’habileté d’écriture de David Diop, ayant réussi à mettre tout cela dans si peu de pages.

Les premiers chapitres sont consacrés à la mise en place du récit. Le narrateur présente les derniers jours d’un botaniste du roi nommé Michel Adanson, de son attachement à sa fille Aglaé à qui il projette de transmettre ses cahiers secrets de voyage. Ces pages sont chargées d’informations dont on comprendra l’importance plus tard. Elles donnent toute son épaisseur au récit raconté à la première personne dans un second temps, lecture par Aglaé des cahiers de son père écrit suite au voyage effectué en 1750 alors qu’il avait vingt-trois ans. Ensuite viendront les merveilleuses pages du récit de Maram, cette jeune femme sénégalaise victime d’une tentative de viol par son oncle Baba Seck et promise à l’esclavage de l’autre côté de l’océan si elle n’avait pas pu s’échapper miraculeusement de cette porte du voyage sans retour – surnom donné à l’île de Gorée au large de Cap-Verd (nom de l’époque pour Cap-Vert).

J’ai découvert après cette lecture que Michel Adanson a réellement existé. Il a bien fait ce voyage à une époque où l’Académie royale envoyait des jeunes gens pour collecter des plantes dans le but d’alimenter le grand projet d’encyclopédie. Sa fille Aglaé a aussi existé. David Diop a rempli, avec un formidable talent, les interstices des informations disponibles et a inventé l’histoire d’amour avec la belle et mystérieuse Maram. Celle-ci illumine le roman, l’auteur élevant le récit en convoquant les mythes (Orphée, voire Roméo et Juliette, les légendes locales…).

Apparaît au fil des pages un Sénégal très précis et vraisemblable (l’auteur est un spécialiste de la littérature et des représentations européennes de l’Afrique, animant un groupe de recherche sur ce sujet). Il me semble qu’on a peu l’occasion de visualiser un pays de l’Afrique de l’ouest à l’époque précoloniale, qui plus est porte de départ de millions d’esclaves africains. Ce livre est une excellente introduction à l’histoire du Sénégal, avec ces relations compliquées entre le royaume de Waloo au nord, du Kayor au centre, avec la concession française au fort de Saint-Louis obligée de traiter avec les puissants représentants de ces provinces.

Ce roman porte en son cœur la transmission : entre un père et sa fille, entre une jeune femme sénégalaise en rébellion et un scientifique blanc, permettant à celui-ci de se révolter contre l’esclavage. Par le récit que David Diop nous offre, un sens est donné à la vie de Michel Adanson, une mémoire se fait jour pour la tragédie vécue par tout un peuple.

Portrait de Madeleine, tableau de Marie-Guillemine Benoist, 1800.

Livre sur l’esclavage sans voir d’esclaves, sauf brièvement lorsque Maram est au cachot à l’île de Gorée, voilà une manière habile de conserver toute la dignité à ces hommes, à ces femmes, à ces enfants qui en ont été dépossédés. La fin, surprenante, présente un nouveau personnage, Madeleine, enlevée trop petite de son pays et dont elle a si peu de souvenirs, ayant été réduite à l’esclavage en Guadeloupe. Madeleine passée à la postérité en posant pour un tableau devenu célèbre. Madeleine dément le titre, étant par ce tableau exposé au Louvre, celle qui symboliquement est de retour.

J’ai adoré ce roman qui démarre lentement, prend toute sa mesure et fini dans une puissance d’évocation rare. Magnifique !

Né à Paris en 1966, David Diop a grandi au Sénégal et est maître de conférence à l’Université de Pau. Il est l’auteur de Frère d’âme, roman lauréat du prix Goncourt des lycéens 2018 et de l’International Booker Prize 2021, un roman que j’ai bien envie de lire, un auteur que je vais suivre !

Citations :

« Avons-nous cherché à savoir s’ils ne disposaient pas d’autres moyens que les nôtres d’attester de la magnificence de leurs anciens rois ? Les palais, les châteaux, les cathédrales dont nous nous glorifions en Europe sont le tribut payé aux riches par des centaines de générations de pauvres gens dont personne ne s’est soucié de conserver les masures. Les monuments historiques des Nègres du Sénégal se trouvent dans leurs récits, leurs bons mots, leurs contes, transmis d’une génération à l’autre par leurs historiens-chanteurs, les griots. Les paroles des griots, qui peuvent être aussi ciselées que les plus belles pierres de nos palais, sont leurs monuments d’éternité monarchique. »

« Maram et moi étions également sensibles aux mystères de la nature. Elle, pour se les concilier, moi, pour les percer. C’était une raison de plus de l’aimer, s’il est vrai que la raison a quelque chose à voir avec l’amour. »

Michel Adanson dans l’auto-analyse de son écriture :

« Cette intuition n’apparaît pas dans le récit de Maram que je te livre, Aglaé, et je peux t’assurer que si ma traduction de ses propos n’est pas exacte, c’est que je les accompagne de toutes les émotions contradictoires qu’elles provoquent en moi aujourd’hui encore. J’ajoute que le wolof a une concision que le français n’a pas et que ce que parfois Maram m’a dit en une seule phrase saisissante dont j’ai retrouvé le souvenir exact, je me vois obligé de le transcrire parfois en trois ou quatre en français. »

Maram prend la suite de Ma-Anta, la guérisseuse :

« Au début, je retournais à la case où Ma-Anta restait couchée lui rapporter très exactement les demandes des villageois. Elle m’a appris à écouter. Elle m’a souvent répété que les premiers remèdes sont à trouver dans les paroles mêmes de ceux qui exposent les symptômes de leur maladie. Les extraits de plantes qu’elle me désignait du doigt n’auraient eu aucun pouvoir de guérison s’ils n’avaient été assortis de paroles qui soignent car l’homme est le premier remède de l’homme. »

Notes avis Clesbibliofeel mars 2023, David Diop, La porte du voyage sans retour

8 commentaires sur “David DIOP, La porte du voyage sans retour

    1. Les personnages africains et européens, Michel Adanson et son guide Ndiak ainsi que Mariam sont également frères d’âmes. Un écrivain qui voit juste quant à la nécessité d’apprendre les uns des autres afin d’avancer. J’ai également trouvé que c’était bien écrit et bien construit. Je pense qu’il te plaira. Moi, je le classe dans mes livres essentiels, ceux que je garde précieusement !

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    1. Je découvre grâce à ton commentaire cette lecture de frère d’âme par Omar Sy au festival d’Avignon, et le film ensuite Tirailleurs… En plus d’être un excellent roman, La porte du voyage sans retour serait un bon scénario de film. J’espère qu’un réalisateur inspiré va s’emparer du sujet. Merci pour ton commentaire et belle lecture !

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    1. Ah merci infiniment ! Michel et Maram sont des Roméo et Juliette empêchés de s’aimer non à cause de leur famille mais à cause de leurs pays respectifs et leur couleur de peau. J’aime beaucoup Orphée et Eurydice où il y a la question de la confiance et de la patience au cœur du mythe.

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  1. Ce roman est en effet magnifique… D’ailleurs, le portrait de Madeleine sert de couverture à l’édition Folio de « Moi, Tituba sorcière… » de Maryse Condé, dont l’un des romans est en lice pour l’International Booker Prize de cette année !
    Merci de mettre en avant ce beau livre si bien écrit…
    À bientôt,
    Lilly

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