Éditions Stock décembre 2017

Empire du Japon, période Heian au XIIe siècle. Être le meilleur pêcheur, fournisseur des étangs sacrés de la cité impériale, n’empêche pas Katsuro de se noyer dans la rivière Kusagawa en revenant de livrer ses carpes. Dès le début du roman, la puissance de narration de Didier Decoin m’a enchanté :
« Un héron blanc, impavide, avait regardé l’homme gluant de boue, défiguré par la douleur, se contorsionner en haletant, et puis, subitement, disparaître dans une giclée de vase et d’eau. Une de ses mains était restée émergée, griffant le ciel, tâtonnant désespérément dans le vide à la recherche d’une prise quelconque. Ses doigts avaient fini par retrouver les vestiges de la berge, ils avaient croché dans la boue, s’y étaient enfoncés, mais l’argile détrempée avait fui entre les phalanges, la main était retombée, elle s’était maintenue encore un instant dressée vers le ciel, et puis, presque avec grâce, sans une éclaboussure, elle s’était comme dissoute dans la rivière. »
Miyuki, la jeune veuve de Katsuro, doit le remplacer pour porter des carpes à la capitale. Prenons la route avec elle, de Shimae où elle a vécu avec son mari jusqu’à Heiankyo, où l’attend le directeur des jardins et des étangs, Nagusa Watanabe. Elle est accompagnée par la mémoire des heures éblouissantes vécues avec l’homme qu’elle a tant aimé. Une présence fantomatique de Katsuro qui lui permet de surmonter bien des obstacles insolites. Miyuki, courbée sous la lourde palanche à laquelle sont suspendus ses viviers à poissons, entreprend un périple de plusieurs centaines de kilomètres à travers forêts et montagnes, passant de temple en maison de rendez-vous, affrontant les orages, les attaques de brigands et les trahisons des compagnons de route, la cruauté des maquerelles et la fureur des Kappa – ces monstres aquatiques qui jaillissent de l’eau pour dévorer les entrailles des voyageurs.
La poésie et la beauté des noms japonais sont au menu de ce conte historique, magique et envoûtant ! Pas un seul instant le lecteur ne se perd dans la riche mythologie shintoïste. Les images, par exemple des Kamis et bien d’autres éléments de la nature divinisée, donnent une puissance rare au récit. On marche dans les pas de Miyuki, une femme qui devient d’une étonnante proximité au fil du récit, dans ce Japon ancien soumis aux forces de la nature. C’est un superbe voyage onirique vraiment bien documenté si j’en juge par la bibliographie impressionnante indiquée à la fin de ce roman. Rien que le titre m’a attiré, qui mentionne ce bureau réglementant une nature vierge et foisonnante mise au service de l’empereur pour ses jardins et étangs. Le cadre est idéal pour nous emporter loin à une époque où tout était inconnu, où tout était rapport à une nature, belle, attirante, inquiétante, bénéfique ou néfaste selon les kamis et le destin.
« Né du nord, se coulant entre les monts Hiei et Atogayama, un vent violent, le kogarashi, « celui qui dénude les arbres », déferla sur la ville, couchant l’averse de neige à l’horizontale et fauchant les dernières feuilles. Le couple de gerfauts qui logeait dans un ancien nid de choucas de la pagode de Saijï s’envola en jetant des cris tristes. Et ce fut la nuit. »
Après avoir lu « La pendue de Londres », du même auteur, livre écrit comme un roman policier, je suis tombé sur celui-ci, complètement différent, un conte japonisant se passant à une époque ancienne, il y a quelques mille ans. Je vois un seul point commun entre les deux romans : c’est la Femme qui tient le premier rôle… J’ai trouvé passionnant de m’immerger dans une nature intacte même si la main de l’homme, par l’empereur et son administration des Jardins et des Etangs, est déjà à l’œuvre, qui la remodèle pour son profit. A côté du conte nous pouvons aussi réfléchir au temps qui a passé et à la période actuelle où la nature a reculé partout, laissant place à de sombres présages pour l’avenir si rien n’est fait rapidement.
Didier Decoin, est un auteur à la biographie riche. J’en retiens ici quelques éléments marquants. Il est né en 1945. Son père, le célèbre réalisateur de cinéma Henri Decoin, compte alors une quinzaine de films et pas mal de classiques du cinéma français. Danielle Darrieux (l’une des quatre femmes d’Henri Decoin), Louis Jouvet, Pierre Fresnay feront partie du paysage du jeune garçon. « Je les voyais trop pour être bluffé. Les Pierre Dux, Louis de Funès, Michèle Morgan, Michel Simon, Viviane Romance, Françoise Arnoul, Jean Gabin, jouaient au ping-pong avec moi par charité. A table, papa racontait soit les films qu’il préparait, soit ceux dont il rêvait, soit ceux qu’il tournait. A raison de deux et demi par an environ, on peut considérer qu’on vivait dans l’univers de son film pendant six mois de l’année. »
Aujourd’hui, Didier Decoin est l’auteur d’une trentaine d’essais et romans, dont l’un, « John l’enfer », a remporté en 1977 le prix Goncourt. Il est aussi scénariste – il a travaillé pour Marcel Carné, Robert Enrico, Henri Verneuil et Maoun Bagdadi avec un prix spécial au festival de Cannes pour le film « Hors la vie ». Il a adapté pour la télévision plusieurs fictions historiques telles que « Le Comte de Monte-Cristo », « Napoléon » et « Les Misérables ». Il est Président de l’Académie Goncourt depuis janvier 2020. Tous les romans que j’ai lus de lui m’ont marqué : « La femme de chambre du Titanic », avec une belle adaptation au cinéma par Bigas Luna ; « La pendue de Londres », « Une anglaise à bicyclette » et « La promeneuse d’oiseau ». Il a la capacité à faire vivre les personnages et le récit, avec en toile de fond la grande Histoire où tout au moins un parfum d’époque. La psychologie des personnages est bien étudiée et les sujets très variés. J’ai trouvé là une œuvre singulière, reflétant sa filiation et son parcours, populaire sans rien lâcher sur la qualité.
Notes avis Bibliofeel juin 2020, Didier Decoin, Le Bureau des Jardins et des Etangs
Intéressant !
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Tout le monde ne partage pas mais je me suis attaché à cet auteur. Et ici joue en plus mon attirance pour la culture japonaise ! Belle journée à vous.
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Didier DECOIN, je l’avais découvert avec John l’Enfer, mais quand je vois que ça date de 1977, je prends un coup de vieux ! 😉🌞
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je n’ai encore rien lu de l’auteur, je note celui-ci car le Japon m’intéresse alors c’est un bon moyen de faire connaissance 🙂 et plus si affinité 🙂
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Oui bonne idée. Il faudra me dire si c’est une découverte agréable 😄
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J’ai l’impression que ce livre est à part dans sa bibliographie.
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J’ai lu plusieurs livres de Didier Decoin qui sont tous dans des univers très différents. Je crois que c’est ce que j’aime chez lui.
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Il me tente beaucoup.
Merci beaucoup pour cette chronique
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Ravi d’avoir donné envie de lire ce livre tout à fait singulier et passionnant.
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Magnifique roman
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