Junichiro TANIZAKI, Éloge de l’ombre

Editions POF, Collection UNESCO d’œuvres représentatives, série japonaise,

Lu dans l’édition de juin 1986,

Traduit du japonais par René Sieffert

Junichiro Tanizaki et sa troisième et dernière femme Morita Matsuko, sa muse à la fin de sa vie.
Tsuru no Sugomori (nid de grues), musique traditionnelle japonaise interprétée au Shakuhache (flûte de bambou)

Chef d’œuvre de Junichiro Tanizaki, ce court opuscule publié en 1933, nous livre des réflexions sur l’esthétique japonaise. Ce livre culte méritait une relecture ou plutôt une nouvelle découverte car à chaque fois d’autres sensations m’apparaissent. Effet de ce printemps des poètes ? J’ai pensé à un long poème en prose tellement l’auteur trouve les mots, les images restituant ses sentiments personnels, ses impressions, ses réminiscences… Un texte qui aura un siècle d’âge dans une dizaine d’années et qui reste d’une modernité absolue, une occasion nouvelle d’interroger notre fascination pour le nouveau et la confronter à des valeurs qui fondent notre humanité.

Le parti pris est total. L’auteur observe chaque chose et chaque être : l’architecture, le papier, les femmes, la couleur de peau des japonais, les acteurs du théâtre kabuki et nô, les recettes de cuisine et même la littérature sous l’angle de la dualité lumière, ombre ou du clair et de l’obscur. Il opère par glissements successifs comme s’il passait d’une pièce à une autre en faisant coulisser les shôji, ces cloisons mobiles qu’il décrit si bien. Jamais il ne s’intéresse aux couleurs alors que le brillant, le doré, sous l’effet de la pénombre, sont source de beauté.

« Car un laque décoré à la poudre d’or n’est pas fait pour être embrassé d’un seul coup d’œil dans un endroit illuminé, mais pour être deviné dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse qui, par instants, en révèle l’un ou l’autre détail, de telle sorte que, la majeure partie de son décor somptueux constamment caché dans l’ombre, il suscite des résonances inexprimables. De plus, la brillance de sa surface étincelante reflète, quand il est placé dans un lieu obscur, l’agitation de la flamme du luminaire, décelant ainsi le moindre courant d’air qui traverse de temps à autre la pièce la plus calme, et discrètement incite l’homme à la rêverie. N’étaient les objets de laque dans l’espace ombreux, ce monde de rêve à l’incertaine clarté que sécrètent chandelles ou lampes à huile, ce battement du pouls de la nuit que sont les clignotements de la flamme, perdraient à coup sûr une bonne part de leur fascination. Ainsi que de minces filets d’eau courant sur les nattes pour se rassembler en nappes stagnantes, les rayons de lumière sont captés, l’un ici, l’autre là, puis se propagent ténus, incertains et scintillants, tissant sur la trame de la nuit comme un damas fait de ces dessins à la poudre d’or. »

Je n’ai pas trouvé ici de réflexion aiguisée d’ordre historique ou social. Sous une apparente légèreté, il ne dévie pas du sujet indiqué par le titre : les arguments sont tranchés et totalement focalisés sur ce jeu d’ombre et de lumière. C’est pour cela que le lecteur peut tomber, comme je l’ai été, sous la fascination de ce chant lyrique, cet éloge de l’ombre.

Publié pour la première fois en France, en 1978 dans l’admirable traduction de René Sieffert, ce livre devenu déjà classique est souvent présenté comme une réflexion sur la conception japonaise du beau. Il va bien plus loin que cela, développant une vision poétique des traditions ancestrales, à travers les différences de culture, opposant au passage, sans aucune nuance, Orient et Occident. Il a été réédité plusieurs fois et dernièrement, en 2017, dans une nouvelle traduction de la poétesse et traductrice Ryoko Sekiguchi et du traducteur Patrick Honoré, avec un nouveau titre « Louange de l’ombre ». Je ne l’ai pas lu, de peur de ne pas retrouver la magie fragile de mon « Eloge de l’ombre »…

Junichiro Tanizaki (1886-1965) est l’auteur d’une œuvre impressionnante qui a souvent dérouté ses contemporains par l’homme insaisissable, inclassable qu’il a été. L’écrivain puise dans la vieille culture japonaise et l’attraction-répulsion pour cet Occident ayant obligé le Japon à s’ouvrir au commerce capitaliste à l’ère Meiji, après l’arrivée des « bateaux noirs » de l’amiral Péri en 1853. Un basculement de civilisation auquel il a assisté dans sa jeunesse. Il est à la frontière de plusieurs univers culturels et s’en accommode. Passionné de la vie, il a saupoudré son œuvre de ses nombreuses passions, de ses fantasmes et ausi de ses provocations, contribuant parfois à le diaboliser. Heureusement, il figure maintenant en bonne place parmi les grands auteurs japonais.

Pour terminer, j’ai envie de citer un de nos grands poètes : « C’est parce que l’intuition est surhumaine qu’il faut la croire ; c’est parce qu’elle est mystérieuse qu’il faut l’écouter ; c’est parce qu’elle semble obscure qu’elle est lumineuse. » Victor Hugo.

Autres citations « éclairant le texte » :

« A blancheur égale, celle d’un papier d’Occident diffère par nature d’un papier hôsho ou d’un papier blanc de Chine. Les rayons lumineux semblent rebondir à la surface du papier d’Occident, alors que celle du papier hôsho ou du papier de Chine, pareille à la surface duveteuse de la première neige, les absorbe mollement. De plus, agréables au toucher, nos papiers se plient et se froissent sans bruit. Le contact en est doux et légèrement humide, comme une feuille d’arbre. »

« Les occidentaux par contre, toujours à l’affût du progrès, s’agitent sans cesse  à la poursuite d’un état meilleur que le présent. Toujours à la recherche d’une clarté plus vive, ils se sont évertués, passant de la bougie à la lampe à pétrole, du pétrole au bec de gaz, du gaz à l’éclairage électrique, à traquer le moindre recoin, l’ultime refuge de l’ombre. »

Notes avis Bibliofeel mars 2021, Tanizaki Junichiro, Éloge de l’ombre

11 commentaires sur “Junichiro TANIZAKI, Éloge de l’ombre

  1. Merci pour la mise en lumière de ce livre que je ne connais pas !

    Chaque fois qu’il m’ait été donné d’être au contact du « Japon », j’ai toujours été emporté par un lyrisme très singulier, une sensation à nulle autre pareille, … même le goût de la gastronomie japonaise diffère de mes standards.

    Je dois justement aller à la librairie très bientôt, l’occasion d’aller feuilleter et d’acheter cet ouvrage. Même si cela sera certainement dans sa nouvelle version/traduction.

    Aimé par 1 personne

    1. Cela me semble effectivement, dans ton cas, un livre que tu devrais apprécier. Tu me diras. Je suis curieux d’avoir ton avis, même si c’est la nouvelle traduction. Je pense me ma procurer également malgré ce que j’ai écrit… Bonne journée !

      Aimé par 1 personne

    1. Et moi je note ce titre car je viens de voir un film sur la cérémonie du thé qui m’a impressionné : « Dans un jardin qu’on dirait éternel » de Ômori. Très bon film dans cette ambiance japonaise que j’aime.

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