Sous-titres : La vie, les aventures, les rêves du marchand de boza Mevlut Karataş et l’histoire de ses amis. Tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par les yeux de nombreux personnages.
Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy
Date de parution : octobre 2014, Gallimard
Lu dans l’édition Folio de 2019, 834 pages

Voici un roman que j’ai envie de qualifier d’exceptionnel. Ohran Pamuk a réussi à écrire, sous une forme très personnelle et géniale, une épopée poétique sur la vie des petites gens quittant leur campagne de l’est de la Turquie et sur l’évolution d’Istanbul. Il m’a fallu vaincre une certaine appréhension due au grand nombre de pages (j’ai aussi eu ce sentiment pour La montagne magique de Thomas Mann). Pourtant rien n’a été plus facile et agréable que de m’immerger dans le récit – j’aimerais même une suite… Qui mieux que Orhan Pamuk aura réussi à fixer sur le papier les évolutions d’un pays à la fascination séculaire et d’Istanbul, ville coupée en deux par la Corne d’Or, avec une partie en Europe et une autre en Asie ?

Ce livre est composé comme une symphonie avec introduction, récit d’une journée en 1982, puis en se projetant, une journée en 1994 (où Mevlut se fait voler sa montre Suisse offerte par son protecteur… Je viens tout juste de remarquer que 1994 est l’année où Erdogan devient maire d’Istanbul, début d’une ascension qui le mènera à la présidence…). Ensuite l’histoire de Mevlut, marchand de boza, se déroule sur la période 1968 à 2002. La conclusion aborde une journée de 2009 puis une autre de 2012. Le récit est polyphonique, Orhan Pamuk alterne les points de vue et quand le narrateur parle, on a un petit dessin du vendeur de boza avec sa perche (boisson fermentée turque, faiblement alcoolisée).
C’est à la fois un roman d’apprentissage, un roman d’amour, une grande saga familiale avec un cadre historique précis, très documenté (et prudent… l’auteur a été qualifié de terroriste, par le despote au pouvoir depuis plus de vingt ans, après l’obtention du prix Nobel de littérature en 2006. Il aurait un garde du corps en permanence…). Facile à suivre, c’est un récit de conteur comme j’aime. Côté personnages, on peut s’aider de l’arbre généalogique placé au tout début et éventuellement d’un index très complet avec pages des principales scènes où ils apparaissent. Enfin, le livre se termine par une chronologie parcourant la période de 1954 à 2012 avec les évènements historiques (coups d’état de 1960 ou 1980 par exemple et évènements internationaux majeurs tels que la guerre du golfe en 1991 ou l’attaque des tours jumelles à New-York…), ceux-ci mêlés avec les évènements familiaux liés au héros Mevlut. J’ai plutôt regretté que les mots turcs en italique ne soient pas expliqués dans des notes, cela oblige à rechercher par soi-même et coupe un peu la lecture (à la fois c’est un plus d’avoir les définitions, images, voire les recettes de toutes ces bonnes choses concernant une cuisine orientale très raffinée, souvent à l’honneur).
L’auteur donne la parole aux uns et aux autres pour relater les mêmes évènements familiaux à travers lesquels se dessine l’histoire récente de la Turquie. Le père et l’oncle de Mevlut ont quitté leur village de la province conservatrice de Konya pour s’installer à Istanbul. Ils ont vécu pauvrement en vendant de la boza et du yaourt dans la rue et en se construisant eux mêmes des maisons dans les collines non encore occupées. Installations précaires et anarchiques appelées gecekondu (signifie construits la nuit), une sorte de bidonville. Quartiers à forte population kurde et pauvre, avec des « gauchistes-communistes » souvent confrontés à des « nationalistes » organisés et influents au niveau politique, opposition entre les quartiers imaginaires (alors que tous les autres lieux sont réels) de Duttepe (famille de l’oncle Hasan) et Kültepe (famille de Melvut et son père). Mevlut va, lui aussi, vendre de la boza et du yaourt, entre autres. Je ne vais pas raconter toutes ces histoires, il faut lire ce livre où les péripéties s’enchaînent sans faiblir jusqu’à la dernière page.
J’ai pensé aux Mille et Une Nuits, aux grands romans de Tolstoï peignant si bien la Russie de son temps, aussi à Aziyadé et Fantôme d’Orient de Pierre Loti. L’homme au visage d’ange de la couverture pourrait être Mevlut quand il se laisse pousser la moustache. Dans ces deux récits tout part du regard. Loti aperçoit Aziyadé au balcon : « L’expression du regard était un mélange d’énergie et de naïveté ; on eut dit un regard d’enfant, tant il avait de fraîcheur et de jeunesse. » Chez Pamuk, Mevlut croise Samiha au mariage de son ami Korkut « Elle avait de grands yeux noirs, candides et profonds, d’où émanait une grande franchise. » Mevlut n’oubliera pas ses yeux, écrivant des lettres pendant trois ans à la belle entrevue ce jour fatidique.

Amoureux de la vie malgré la pauvreté, malgré les risques quotidien d’un marchand ambulant à une période où les chiens errants l’épouvantent, Melvut n’est certainement pas ce garçon naïf, indécis et manipulable qu’il paraît être par moment. Il me semble au contraire très intelligent, lucide et ayant pris le parti d’être heureux sans faire de concession morale, en restant lui-même, quitte à vivre des choses difficiles. Son cousin paternel, Süleyman, est un des personnages pétris de tradition et de religion, développant ce que Kant appelait des passions tristes, un croyant et un pratiquant de façade, par calcul de vie facile, en conformité avec son milieu.
Ohran Pamuk a certainement mis beaucoup de lui-même dans son personnage principal qui, je dois le dire, m’a entraîné dans son sillage d’un bout à l’autre de ce magnifique roman. Il est celui qui, par son activité de marchand de rue, va au contact des gens (on l’appelle souvent dans les étages pour discuter, il découvre la loge de Son excellence – cheikh de loge mystique – où il fait un chemin spirituel personnel et sincère). A travers le vendeur de boza, l’auteur, ancien étudiant en architecture et en journalisme, observe les mutations d’Istanbul sur une quarantaine d’années, une ville passée de trois millions d’habitants (à l’arrivée de Mevlut) à treize millions (et plus de quatorze actuellement).
Déambulation à la recherche du passé, en cherchant les traces des générations anciennes dans les rues et des vieux métiers, émerveillement face aux vieilles pierres des cimetières. L’auteur cite Rousseau : « Je ne puis méditer qu’en marchant; sitôt que je m’arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va qu’avec mes pieds. » Cette chose étrange en moi est un bien beau titre, exprimant amour et mélancolie, une intense soif de bonheur malgré la dure réalité de la vie, la peur du mensonge, la tristesse et la solitude. La réflexion sur le sens de la vie m’a plu, elle me correspond et il est curieux pour moi de dire que ce livre sur cette ville lointaine, sur cette famille exotique, est exactement le récit que j’attendais à ce moment, une littérature bienveillante et critique dans un monde en mouvement où les valeurs humanistes, malmenées et réprimées, cherchent à trouver un chemin.

Cette histoire poignante d’un homme déterminé à être heureux passe par des portraits de femmes inoubliables. Les trois sœurs, Rahiya (enlevée et épousée par Mevlut dans des conditions rocambolesques), Samiha et Vediha sont des femmes fortes dans une société patriarcale étouffante. Très bien décrites, avec des caractères affirmés, elles ont de l’énergie et du répondant, elles parviennent souvent à s’imposer. Le monologue en forme d’anaphore de Vediha sur 3 pages, « Est-ce juste… », répété inlassablement et accusateur de l’ordre patriarcal, est époustouflant.
Ce livre est formidable sous tous les aspects et j’ai hâte de découvrir d’autres romans de cet auteur. Peut-être Cevdet Bey et ses fils pour vivre à la fin de l’empire et au début de la République ou bien à l’époque de la capitale ottomane dans Mon nom est rouge. Avez-vous lu cet auteur ?
Citations :
Mevlut avait aussi voté pour le candidat désormais élu à la mairie d’Istanbul, autant parce que c’était un homme pieux que parce qu’il avait fréquenté l’école Piyale Paşa de Kasimpaşa, où étaient scolarisées ses filles.
A mesure que Mevlut faisait tourner la pastèque entre ses mains, la fourmi se retrouvait en dessous, mais elle ne lâchait pas prise ; elle se mettait à courir et ressurgissait en haut. Mevlut fit peser la pastèque sans en faire tomber la patiente fourmi, il rentra sans bruit à la maison et la déposa dans la cuisine.
A force de marcher, ce soir-là, il finit par se convaincre de ne pas se tourmenter avec cette nouvelle. D’ailleurs quand il rentrait chez lui et s’endormait dans les bras de Rayiha, il oubliait tous ses soucis. Tout ce qui le troublait et le chagrinait dans le monde était un reflet de sa propre étrangeté. Toujours est-il que les chiens du cimetière se comportèrent de manière amicale avec lui.
Parce que lorsqu’il criait « boo-zaa ! », il avait l’impression que les images colorées qu’il avait dans la tête sortaient de sa bouche comme des bulles de bande dessinée et se fondaient tels des nuages dans les rues tristes. Parce que les mots étaient des objets, et chacun de ces objets une image. Il sentait que le monde intérieur qui l’habitait et la rue qu’il arpentait la nuit en vendant de la boza formaient désormais un tout.
Est-ce juste que chaque fois que je tente un peu de me plaindre, ma belle-mère Safiye me dise « Toi aussi tu as des torts » ? Alors qu’ils ne jurent que par Allah, la patrie, la morale, est-ce juste qu’ils ne pensent à rien d’autre que gagner de l’argent ?
Notes avis Bibliofeel avril 2023, Orhan Pamuk, Cette chose étrange en moi
🖤
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💚
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Bel article qui rend un bel hommage à ce pavé qui m’avait aussi emportée 🙂
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Merci à toi. Ce n’est pas si souvent que je rencontre un tel souffle dans un roman. Un pavé… Oui et tant mieux, ainsi j’ai pu profiter de ce plaisir plus longtemps 😀.
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Très bel article sur ce roman qui t’a embarqué (ça se sent). Ce livre semble est un beau voyage à la recherche du bonheur. Mevlut est un personnage qui me plaît, je te cite :
« Il (Mevlut) me semble au contraire très intelligent, lucide et ayant pris le parti d’être heureux sans faire de concession morale, en restant lui-même, quitte à vivre des choses difficiles. » Le passage de la pastèque et la fourmi est chouette.
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Melvut (l’auteur ?) est un peu cette fourmi qui s’accroche. Il n’a pas vraiment le choix… Mais il est toujours là et, grâce à chacune des sœurs, et sa ligne de conduite, il ne rentre pas dans le système de corruption. J’aime beaucoup l’image de la fourmi… Merci Alan pour ton retour 😊
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Tout ce que tu dis de ce roman me donne envie de me plonger dedans. Merci.
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Plonger c’est le mot. Et j’ai du mal à en sortir tellement je me suis immergé dans le monde de Mevlut. De plus la Turquie va encore être sur le devant de la scène avec les présidentielles de juin…
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Waouh, quelle belle chronique. Cela donne très envie. J’adore Tolstoï, Rousseau… Je devrais aimer Pamuk.
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A oui, totalement ! J’ai effectivement pensé à Guerre et paix et aussi aux Confessions… On peut dire que ce roman est un véritable classique dont l’analyse et les commentaires sont infinis. Ne serait-ce que l’enlèvement de Rayiha, puis l’histoire d’amour, c’est quelque chose ! Il faut seulement s’habituer à une structure assez originale de narration. Lis-le, je pense que tu ne regretteras vraiment pas. 😊
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Mon nom est rouge est mon préféré mais les nuits de la Peste sont aussi très bien
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Il me semble certain qu’on a là un écrivain majeur dont le prix Nobel est amplement justifié. Merci pour les suggestions 🙂
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Well reviewed! Fantastic novel 👍
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You’re very kind, thank you ! Yes, a fantastic novel, really !!!
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