Mohamed MBOUGAR SARR, La plus secrète mémoire des hommes

Éditions Philippe Rey / Jimsaan, paru en AOUT 2021

Prix Goncourt 2021

Au départ il y a les mots, les phrases qui se déploient, s’élèvent comme les frises des sculptures de cathédrales. Oui, très vite, impressionné et recueilli, je me suis interrogé sur le type de monument littéraire qui s’érigeait ainsi devant moi. Cela s’est confirmé tout au long de ma lecture, ô combien… et après 464 pages merveilleuses, j’ai pu contempler dans son intégralité cette œuvre de virtuose. Des phrases, des mots savants sont livrés en début de volume comme autant de matériaux précieux destinés à enjoliver l’édifice, à rendre grâce aux dieux de la littérature, puis vient l’évidence de l’écriture dans sa beauté, concise et porteuse de multiples images.

Dans le récit, Diégane Faye, écrivain sénégalais en devenir, est entouré de jeunes auteurs africains. Tous sont animés par des vies intellectuelles… et aussi amoureuses, intenses. Lui est hanté par un auteur découvert au lycée : T.C. Elimane dont le livre « Le labyrinthe de l’inhumain », demeure introuvable. Émerge de ce milieu littéraire et joyeux une femme : Siga D épicentre de grands secrets familiaux liée à la figure mystérieuse de ce T.C. Elimane, auteur rejeté à son époque.

« Son livre tenait de la cathédrale et de l’arène ; nous y entrions comme au tombeau d’un dieu et y finissions agenouillés dans notre sang versé en libation au chef-d’œuvre. Une seule de ses pages suffisait à nous donner la certitude que nous lisons un écrivain, un hapax, un de ces astres qui n’apparaissent qu’une fois dans le ciel d’une littérature. »

La mise en abîme est parfaite, Diégane Faye le personnage du récit ressemble beaucoup à l’auteur, tous deux sur les pas d’un écrivain Elimane ayant raté son rendez-vous avec la reconnaissance et la célébrité, éreinté par les critiques, tourmenté par la quête d’une histoire familiale embarrassée par l’Histoire sur trois continents – Afrique, France, Argentine.

« Le super Diamono jouait et la voix d’obsidienne en fusion d’Omar Pène cinglait vers le jour sur la calme mer nocturne. Dans son sillage, tranquille et splendide, glissait Mujjé, un memento mori en forme de joyau unique, forgé dans la lave de douze minute de jazz. »

Il s’agit bien d’une fiction mais je n’ai pas pu m’empêcher, tellement tout semble plus réel que le réel, d’aller rechercher des noms, des faits, sur internet et c’était très cocasse car je retombais toujours sur le livre de Mbougar Sarr lui-même. A-t-on trouvé mieux que le roman pour parler du réel ? J’apprendrais lors de la rencontre littéraire, où j’ai eu l’insigne privilège d’approcher l’auteur, que celui-ci s’est inspiré du destin tragique de Yambo Ouologuem « Le Devoir de violence », Prix Renaudot 1968. Elimane c’est Ouologuem. Un livre auquel je vais vite m’intéresser !

Une histoire complexe au départ puis tout va se fluidifier, s’assembler parfaitement. Il faut savoir attendre, apprendre à écouter le formidable conteur Mbougar Sarr, apprendre à aller à son rythme – le narrateur dit souvent j’y viens… –, pressentir qu’il va emmener le lecteur dans des passages littéraires inexplorés et précieux. Peut-être vers le livre essentiel que tout écrivain rêve d’écrire.

Trois livres se succèdent, découpés en parties aux titres indiquant bien les étapes de la quête, de l’enquête : Livre premier avec, entre autres, Toile de l’araignée-mère, Notes sur le livre essentiel ; deuxième livre avec le testament d’Ousseynou Koumakh, … tremblement, Enquêteuses, troisième livre avec l’équation Amitié – amour x littérature / politique = ? et enfin solitude

Il est question de littérature opposée-complémentaire ? à l’action, au doute dans des allers-retours entre l’Afrique, la France, l’Argentine sur fond de la Shoah, du nazisme, du colonialisme, le tout enrichi de contes merveilleusement écrits.

Mohamed Mbougar Sarr au talent évident, insolent sans insolence, nous dit la nécessité de dépasser le face à face. Dire les choses terribles, telles qu’elles se sont passées, pour avancer enfin ! Il écrit une Afrique qui ne peut plus revenir en arrière, l’homme noir pour toujours imprégné par la langue, la culture du colonisateur mais, en miroir, l’homme blanc pour toujours imprégné de ce qu’il a commis, toujours lié au continent autrefois occupé, relié par les fils tissés par l’Histoire.

Quand on a un tel Prix Goncourt il faut le déguster, lentement si possible, ce qui n’est pas si facile, l’enquête est passionnante avec des explications distillées au goutte à goutte des lettres et des mots… jusqu’à la fin, magistrale ! Ce livre, édité conjointement par deux petites maisons d’éditions indépendantes, l’une française, l’autre sénégalaise, a la reconnaissance qu’il mérite. A ce niveau, le Goncourt ne doit être qu’une étape ! La roue tourne, des choses essentielles sont dites. Des auteurs de grande stature vont émerger, émergent sous nos yeux, courons les lire… J’espère que la voix de Mohamed Mbougar Sarr va continuer à résonner encore longtemps, ensemencer la littérature de mots essentiels, vrais. La plus secrète mémoire des hommes ne doit pas être cet hapax – ce dont on ne peut relever qu’un exemple… Le doute, la notoriété ne doivent pas éteindre la flamme. Vite, avoir à lire d’autres livres approchant les vérités pour revenir vers la lumière de l’espoir.

Autres citations :

« C’est ça notre vie : essayer de faire de la littérature, oui, mais aussi en parler, car en parler est aussi la maintenir en vie, et tant qu’elle sera en vie, la nôtre, même inutile, même tragiquement comique et insignifiante, ne sera pas tout à fait perdue. Il faut faire comme si la littérature était la chose la plus importante sur terre ; il se pourrait, rarement mais tout de même, que ce soit le cas et que certains doivent en attester. »

«  A ma hauteur elle s’arrêta. Je ne bougeai pas. Elle posa la main sur mon bras  – une main froide comme un gant de métal oublié dehors l’hiver. Je vis tout de suite que ses yeux, à l’inverse, brûlaient. »

« Je sais ce que coûte parfois ces luttes. C’est pour ça que je les respecte. C’est pour ça que je veux que le monde les voie comme je les vois. Dans les regards des gens, il y a ce feu. Il m’émeut. Je le vois dans le regarde Fatima. C’est un feu de colère et d’humiliation, mais aussi d’extrême dignité. »

« Ma propre parole était déjà trop lourde pour moi-même, et ce n’était pas mon statut incertain d’écrivain qui y changeait quelque chose. Le temps des guides, visionnaires, prophètes, mages, pythies et autres hugolianismes sublimes est passé. Il  n’y a plus à dire le chemin à suivre, mais à suivre des anonymes dans ceux qu’ils empruntent, et les suivre jusqu’au bout, c’est-à-dire  jusqu’au bout de leur âme, ou de la sienne propre. »

« Il n’était cependant pas besoin d’entendre nettement pour savoir que la chanson, comme dans tous les authentiques tangos, parlait de la solitude des grands fonds humains, de l’impossibilité de retenir et encore moins ramener des êtres aimés, des moments d’innocence et de bonheur, des preuves effacées de la vraie beauté. »

Notes avis Bibliofeel décembre 2021, Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes

30 commentaires sur “Mohamed MBOUGAR SARR, La plus secrète mémoire des hommes

    1. Merci beaucoup à ce jeune auteur, justement récompensé. Je suis à la fois ravi et encouragé par votre appréciation de cette chronique. On a pas tous les ans un Goncourt de ce niveau. J’espère qu’il fera date. Bonne future lecture !

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    1. Vous pourriez avoir cette impression au départ mais le style n’est pas homogène. Il varie selon les personnages qui racontent. J’espère que vous aimerez. Bonne fêtes à vous !

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  1. Une chronique élogieuse méritée. Ce Goncourt, je l’ai, il a rejoint ma collection. Et c’est un de mes deux préférés avec Boussole de Mathias Enart ( 2015).
    Ah, au fait, j’ai lu La montagne magique ( Thomas Mann)… Je le relirai tellement il m’a plu… J’ai même les Buddenbrook. En attente. Je finis Madame Bovary.
    En tout cas, merci Alain. Et meilleurs vœux 2022. A bientôt !

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    1. Merci Solène pour ton commentaire super sympa pour commencer cette nouvelle année. Je suis ravi que le Goncourt, « La plus secrète mémoire des hommes » de Mohamed Mbougar Sarr t’ai plu. Je suis impressionné par ta lecture et ton enthousiasme concernant « La montagne magique », un livre que je regarde souvent avec quelques appréhensions vu le pavé. Je n’y ai pas encore touché mais après ton avis, je vais m’y mettre rapidement, c’est sûr ! Avoir envie de relire ensuite un tel volume m’impressionne… Et puis je note pour Mathias Enart. Tous mes vœux pour 2022 et à bientôt !

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      1. C’est moi qui te remercie Alain, car c’est grâce à une de tes chroniques que je suis arrivée à Thomas Mann.
        Oui, la montagne magique est un  » gros livre « qui pourrait décourager vu le nombre de page. Et je l’ai lu en collection poche, c’est ecrit petit. Mais j’ai tout de suite aimé l’ecriture, l’atmosphère. J’ai planifié une chronique pour demain. J’en écris rarement, uniquement pour mes ( très) gros coups de cœur.
        Bon week-end à toi, et mes meilleurs vœux. A bientôt, au plaisir de te lire.

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