Sylvain PATTIEU, Une vie qui se cabre

Éditions Flammarion, publié en janvier 2024

352 pages

En avril 1946, notre Assemblée nationale adopte la loi Lamine Gueye – du nom de ce député du département du Sénégal à cette Assemblée – attribuant la citoyenneté française à tous les ressortissants de l’Empire, mettant fin au code de l’indigénat. Sylvain Pattieu imagine que cette loi a été véritablement appliquée et déroule son uchronie (récit d’évènements fictifs à partir d’un point de départ historique) : Aimé Césaire est élu président de l’ensemble France et territoires d’outre-mer, Algérie comprise, qui devient l’Union française. Le président Césaire négocie avec Ho Chi Minh, évitant une guerre. Mais il est assassiné et c’est sa femme Suzanne qui, une fois élue, doit poursuivre son action. « Nous sommes gouvernés par une poétesse après l’avoir été par un poète, avouez qu’il y a pire destin pour un peuple. »

Cette loi historique, sert de toile de fond à un récit romantique autour du personnage attachant de Marie-des-neiges, une jeune femme que l’on va suivre tout au long d’un récit superbement construit. Une partie est consacrée à son départ du Sénégal, puis une autre à son installation à Aix-en-Provence : les cours, le groupe d’amis de toutes nationalités, leurs débats puis la violence encore qui rebat les cartes… Lakhdar est le discret, il écoute, « il s’emmêle de trop penser et de ne pas souvent dire. » ; à l’opposé Marie-Augustias aime le conflit, Joseph a le sens de l’organisation, il voudrait être un chef ; Robert et Kathy papillonnent… Le texte est vite addictif sous l’effet des images fortes et d’un romanesque efficace enrichi de temps à autre par l’oralité et les langues créoles :

« Marie-des-Neiges suit le conseil de Maryse Condé, elle lit Banjo. Sa professeure le lui prête avec un sourire je-n’en-attendais-pas-moins-de-toi. »

Reflet d’une époque d’après guerre tournée vers la reconstruction, l’heure est aux revendications, au collectif. Les forces communistes et religieuses sont influentes. On retrouve ces tendances dans la famille de Marie-des-Neiges et ses amis quand elle débarque pour ses études à Aix en Provence une quinzaine d’années après la création de l’Union française. L’auteur a l’art des noms, il les explique notamment à travers celui de la voisine de Marie, cette sympathique Michèle Michel (superbe page quand elle se présente à la jeune femme…) qui se fait une joie d’aider la jeune fille tout juste arrivée de Dakar avec un enfant en bas âge. Mais la nouvelle Union française à laquelle elle croit, avec ses amis, est menacée par des séditieux nostalgiques de l’ordre ancien, des groupes royalistes cherchant l’affrontement et des nervis mafieux agissant dans l’ombre.. Entre Ange le nervi corse et Kathy l’étudiante américaine, Marie-des-Neiges se grise de liberté et cherche sa place dans ce monde en construction. Des pages superbes : la longue explication de l’origine du curieux prénom Marie-des-Neiges, adjonction insolite « des-Neiges » à Marie lié à la religion de sa mère très pieuse (son père est syndicaliste et athée…). Pages simples et convaincantes des amours entre Marie et Ange et aussi entre la même Marie et Kathy l’américaine, l’écriture rendant grâce à la beauté, la vérité et le mystère de ces moments.

L’uchronie permet de mettre en avant des dirigeants africains et antillais méconnus : Modibo Keita, Soundiata Keita, Blaise Diagne, Thomas Sankara et des écrivains et poètes, Franz Fanon, Claude McKay avec un magnifique texte de Césaire (pages 202, 203) et le discours de Suzanne Césaire (page 236). Les placer en tant qu’élite et dirigeants de la France n’est pas une petite affaire, leur donne la place qu’ils n’ont pas eu dans les livres d’histoire. Cela change le regard sur ces hommes et femmes des colonies françaises et il faut parfois faire une petite recherche pour en savoir plus (ce n’est pas un livre d’histoire ni un roman historique mais une fenêtre ouverte…). Je retrouve ici une démarche proche de celle d’Eric Vuillard (14 juillet, Tristesse de la terre…). Les deux auteurs renouvellent la forme du récit historique redonnant la parole aux petites gens, aux perdants en passe d’être oubliés. Ce n’est pas le récit officiel habituel, il aide à entendre toutes les voix, la vérité peut ainsi mieux trouver son chemin.

La fiction permet de saisir les enjeux post-coloniaux et nous embarque dans la destinée d’une femme en prise avec les soubresauts de l’histoire. L’ensemble forme un superbe roman d’amour et de tolérance, un cantique à la fraternité quelle que soit l’origine, la couleur de peau ou la religion. Lecture vertigineuse se terminant dans le paléolithique lorsque Marie devenue anthropologue s’émerveille de la beauté des œuvres préhistoriques, celle de nos origines communes, qu’elle découvre avec son équipe dans une grotte du Vercors.

Beaucoup de style, un belle écriture inventive (Marseille est collineuse…), des poèmes intercalés, l’humour et de la légèreté aussi… Un titre qui s’éclaire d’emblée aux vers de Aimé Césaire, placés en exergue : « Un immense courage debout au centre sans mérite / du lasso à lancer au cou sauvage de la vie qui se cabre » et à ceux de Claude McKay :« Je suppose, qu’étant poète, j’ai le droit d’imaginer un grand leader moderne noir. Du moins j’aimerais le célébrer dans une œuvre poétique. Car je n’ai rien à vous donner que mes chants. »

L’auteur est agrégé et Docteur en histoire. Il est maître de conférences en histoire et enseigne en Master de création littéraire de l’Université Paris VIII. Il a eu dans son cours un jeune auteur remarqué, Diadié Dembélé, prix 2022 de la Vocation avec Le duel des grands-mères, publiant actuellement un second roman que j’ai adoré: Deux grands hommes et demi. Sylvain Pattieu est un écrivain que je vous souhaite de découvrir, un conteur, trouvant la formule juste en peu de mots, possédant une écriture musicale, tout ce que j’aime quand elle passe au lecteur cette joie d’exister et de réfléchir… Ses mots sont la mémoire d’un temps passé proche empli de rêves de fraternité et de progrès universels. Et je vous garantis que vous n’oublierez pas de sitôt Marie-des-Neiges ! Une vie qui se cabre est un des très beaux romans lus dans le cadre de la sélection pour le prix Orange du livre 2024 auquel j’ai l’honneur de participer.

Et vous, aimez-vous plus les écrivains plutôt musicaux ou plutôt peintres ?

Citations :

Marie part pour Aix-en Provence :

« Ce dernier moment tous ensemble était un vêtement en lambeaux, encore là sur leurs épaules, laissant entrevoir la fin par les trous, mais impossible de s’en dépêtrer, il enserrait leurs bras, il pesait sur leurs torses. Chaque détail prenait son importance, les nœuds du bois des chaises, les aspérités de la table, une tache sur le mur, les mots simples de ses parents, tout pour ne pas prendre la mesure de ce qui s’annonçait : un changement définitif. »

Le fils de Marie :

« Il était un petit sac sans poignée pour s’en saisir avec aisance et le porter paisiblement. »

Marie en voiture conduite par sa prof, Marie Condé :

« Marie-des-Neiges se cramponnait, elle tournait souvent la tête et sur le bord de la route les acacias, les rôniers, les jujubiers se mélangeaient, la vitesse leur faisait prendre couleur commune, larges bandes jaunes et vertes qui s’étiraient tout au long du trajet. »

Nouveau destin de Marie :

« Marie-des-Neiges avait approuvé gravement, elle avait conscience du renversement en cours, de la façon dont son départ en petite France y participait, des possibilités inédites, pour une fille née là où elle était née, qui s’ouvrait à elle. […] Elle pouvait tordre le destin des siens, faire de réussite revanche. »

Guy, le père de Marie, au Sénégal :

« Seul dans son jardin, en silence, à l’intérieur de son crâne, il se laisse aller à penser à des forces mystérieuses, au sol qui remue et ramène à la surface ce qui est brisé. Il voudrait qu’il y ait quelque chose à comprendre. »

« Les martyrs », version acoustique, Tiken Jah Fakoly. Pour ne pas oublier ceux qui sont restés en chemin ! La musique quand les mots sont trop faibles pour la peine des hommes.

Notes avis Bibliofeel mars 2024, Sylvain PATTIEU, Une vie qui se cabre

2 commentaires sur “Sylvain PATTIEU, Une vie qui se cabre

    1. C’est vraiment bien écrit et on peut le lire et l’apprécier pour le roman d’apprentissage. Pour en profiter vraiment il vaut mieux s’intéresser à l’histoire liée aux colonies françaises… En tout cas j’ai adoré même si je n’ai pas pu le faire entrer dans la liste des vingt romans de la présélection du prix Orange 2024. Bon weekend de Pâques !

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