HWANG Sok-yong, Shim Chong, fille vendue

Lu dans l’édition ZULMA parution mai 2018

Traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet

480 pages avec 5 pages de glossaire expliquant les mots spécifiques.

Composition personnelle avec couverture du livre, lys jaunes et Bouddha de la compassion, à qui les bouddhistes d’Extrême-Orient vont souvent donner une représentation féminine.

Voici l’odyssée d’une jeune coréenne de quinze ans, au milieu du XIXe siècle, tout autour de la mer de Chine. C’est pour moi un énorme coup de cœur et une formidable découverte littéraire en lien avec l’histoire de l’Asie orientale, à l’époque charnière de l’arrivée des colonisateurs occidentaux et du début de l’impérialisme japonais. On a là un roman distrayant en surface, mais au-delà de cette apparence surgissent poésie, profondeur d’analyse et belle compassion humaine. 

Shim Chong est une fille vendue, pratique courante à cette époque… Difficile de suivre le périple de Chong – en Corée le nom est en premier, avant le prénom souvent double et sans majuscule pour le deuxième – si on n’est pas un spécialiste de l’Asie de cette époque. J’ai dû plusieurs fois faire des recherches, les noms de lieux ayant bien souvent changé, ce qui casse un peu la lecture, aussi je propose une carte afin de visualiser l’itinéraire de l’héroïne.

Le récit est adossé à une célèbre saga chantée traditionnelle en Corée. Il débute par une cérémonie chamane pour la protection des marins. Hwang Sok-yong fait évoluer l’histoire vers la difficile émancipation de Shim Chong, figure de courage, de résilience et de révolte.

Chong est tour à tour vendue, soumise à la prostitution, cédée ou obligée de partir suite à la guerre. Quand elle est demandée comme concubine par un riche commerçant britannique, elle accepte car elle franchit ainsi une étape de sa libération. Elle crée alors un lieu d’accueil pour les enfants des prostituées. Par la suite, arrivée aux îles Ryukyu, elle devient femme de pouvoir quand elle épouse Kasutoshi, prince de Miyako :

« Madame Charles était d’accord sur le fond, mais elle corrigea :

– au début nous gardons nos distances à cause de la différence de race. Mais aujourd’hui, Charles et moi, nous sommes comme tous les autres couples.

– Moi, répliqua Chong, je ne suis pas un accessoire, je ne suis pas une chose. »

Entre esclavage sexuel et maîtrise de son destin que le chemin est long. Les premières pages sont quasi-fantastiques puis on a un roman de geishas comme il en existe beaucoup d’autres avant d’arriver à des épisodes plus complexes sur le plan humain et historique. Chong apprend vite et, grâce à son intelligence, sa patience, grimpe les échelons hiérarchiques parmi les geishas. Les lieux où la contrainte la pousse ont des noms racoleurs, évidemment : Le pavillon du bonheur à Jinjiang, Le vent du sud à Keelung, Le jardin de bambous à Tamsui, Le palais de la mer à Naha et à la fin Le Lenkaya à Nagasaki nom formé à partir de son surnom, un ryotei – avec restaurant, salon de thé – qu’elle dirige. Au début, sans éducation ni codes sociaux, elle ne maîtrise rien de sa vie. Elle aborde des ports inconnus. Peu à peu elle va réussir à s’émanciper, l’auteur donne de plus en plus d’indications sur l’Histoire et l’ouverture du ryotei marque une dernière étape avant son retour au pays natal.

Fang Jinlong, Langage du Pipa _ instrument dont joue Shim Chong

Toute leur vie, les geishas sont soumises, leur liberté bafouée, et n’ont pour seul but que de divertir les hommes avec la spécificité de pratiquer l’art de la conversation, de la musique, voire du théâtre.

Chong a appris, grâce à une troupe ambulante et à Dame Wenji à jouer du pipa ( instrument de musique à cordes pincées traditionnel chinois de la famille du luth), du shamisen puis de l’Erhu, chanter les ryukas – chants traditionnels des îles Ryukyu –, ce qui va participer à son émancipation.

« Dès ce jour, dame Wenji, venue de Tainan, donna des cours de danse, de chant et de musique aux filles. Elle fit répéter les airs célèbres d’opéra et les chansons populaires un grand nombre de fois, corrigeant les moindres fautes qui affectaient la mélodie ou le rythme. Quand les chants furent mieux maîtrisés, elle passa à la danse et leur enseigna toutes sortes de pas. »

L’Histoire est en toile de fond depuis la guerre de l’opium (1839) jusqu’à la mainmise du Japon sur les îles Ryukyu (1879), indépendantes auparavant. D’un côté le colonialisme occidental à des fins commerciales, de l’autre la montée de l’impérialisme japonais – la Corée sera occupée en 1905 et ceci pour quarante ans – qui s’intensifiera jusqu’à la seconde guerre mondiale. Une période clé pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Les pays les plus avancés techniquement imposent leur loi aux autres, par la guerre et le contrôle pur et simple, c’était la règle. Les japonais cherchent à asservir les pays de la région, la Chine également et les occidentaux se donnent pour objectif de contrôler l’ensemble (britanniques, français au nord et les hollandais plutôt au sud de la mer de Chine). Est décrite la révolte des Taïping entre 1851 et 1864 – peut-être la guerre civile la plus meurtrière de tous les temps avec des millions de morts –. On voit pointer les compagnies anglaises rapaces et les vaisseaux américains menaçants de l’amiral Perry en 1853 et 1854, obtenant par la force l’ouverture des ports.

« L’approche de la flotte occidentale offrait un tableau spectaculaire. Avec leurs voiles, deux en proue et deux autres à l’arrière, et leurs roues à aube actionnées par des chaudières à vapeur, les navires s’avançaient eu milieu du fleuve en faisant hurler leur corne de brume. Que pouvaient bien espérer contre leur blindage les arcs et même les obus chinois ? »

Le texte montre la métamorphose que subissent les régions côtières, les entrepôts côtoyant les lieux de plaisir, à l’arrivée des occidentaux venus chercher le thé, la soie et le coton, et payant en opium, ce qui favorisait tous les trafics et intoxiquait la population. Les autorités chinoises voudront mettre fin à ces pratiques mais perdront cette guerre de l’opium. Savez-vous que c’est ainsi que les Britanniques obtiendront Hong-Kong en 1842 ?

Dénonciation de l’esclavage sexuel, du colonialisme d’où qu’il vienne, plaidoyer pour la liberté des peuples dans cette écriture fluide, économe d’effets, l’auteur se contentant en apparence de décrire les situations ? Un grand roman qui peut déplaire et choquer. Il faut accepter de s’immerger dans une culture autre, une histoire méconnue seulement esquissée, un réalisme parfois difficile à supporter…

J’ai aimé cette odyssée, source de connaissances asiatiques, le périple où Chong n’est plus la même au retour. Elle a croisé une multitude de « diables », des hommes soumis à la violence de leurs pulsions, et « quelques dieux plus cléments » du côté des arts et d’un prince dévoué à son peuple. Elle revient plus forte. Une femme a conquis par elle-même son avenir, elle n’est plus une chose, elle qui disait avoir entrevu ce qu’était la vie d’un homme et ne plus les craindre, jamais ! Chapeau à l’auteur d’avoir pu inclure autant de richesses dans ces quelques centaines de pages !

Notes avis Bibliofeel juin 2021, Hwang Sok-yong, Shim Chong, fille vendue

Une citation poétique :

« Le deux-mâts quitta le quai de Naha, escorté de plusieurs bricks. A distance, tous ces gens qui s’abritaient sous des ombrelles aux motifs bigarrés, famille et commerçants venus saluer le départ du voilier, donnaient l’impression d’un alignement de fleurs. »

13 commentaires sur “HWANG Sok-yong, Shim Chong, fille vendue

    1. Je ne suis pas, non plus, une spécialiste de l’Asie. Mais justement c’est peut-être l’occasion de découvrir. Tu précises qu’il s’agit d’un énorme coup de cœur pour toi ( donc peu de risques d’être déçue)). Et puis: « poésie, profondeur d’analyse et belle compassion humaine. »… me voilà convaincue.
      Merci beaucoup, Alain, pour cette chronique super intéressante. Je note.

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      1. Il y a des auteurs dont on lit un, deux livres et puis on passe à autre chose. Là avec deux livres lus j’ai le sentiment d’avoir beaucoup à découvrir encore. Je n’en ai pas fini avec Hwang Sok-yong. Et si tu le lis, j’espère un retour. L’histoire de l’Asie est en fond de tableau. Il donne du travail au lecteur qui doit compléter par ailleurs. C’est bien comme ça car cela permet de s’immerger dans le roman. Merci pour ton commentaire !

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    1. Ton commentaire me ravit alors que j’ai lu des avis négatifs. C’est pourtant un superbe portrait de femme qui se bat et arrive malgré tout à gagner des batailles. Merci pour ce partage !

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  1. C’est le roman qui m’intimide le plus de Hwang Sok-yong et tu confirmes un peu mes craintes quand tu parles des nombreuses recherches effectuées au cours de la lecture. Mais ce que tu en dis ensuite sur l’héroïne et l’histoire de cette partie de l’Asie me donne vraiment envie d’en tenter la lecture. Un grand merci pour la carte que tu as pris soin de réaliser, je sens qu’elle va m’être très utile (car je suis de base plutôt nulle en géographie… 😁). J’espère te faire un retour de ma lecture à l’automne ! Merci beaucoup pour cette chronique ! 🌸

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    1. Ton long commentaire me ravit. Je trouve effectivement que ce n’est pas un livre facile pour nous qui ne connaissons pas bien cette histoire. J’aurais bien aimé avoir une telle carte pour cette lecture. J’espère qu’elle te servira si tu le lis. En tout cas je suis ravi que tu m’aies fait découvrir cet auteur. Merci à toi et ton excellent blog de chroniques sans frontières 😀

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