Éditions Gallmeister, août 2020
Traduit de l’américain par François Happe
718 pages

Betty… un livre dont j’ai lu des avis très souvent positifs sur les blogues, sur Babelio, dans la presse et les émissions littéraires, un livre dont je repoussais la lecture. Et un jour, on s’est rencontré par hasard. Il trônait dans une boîte à livres du quartier, au milieu d’ouvrages et de revues de toutes sortes, la plupart usés, peu attirants… Lui, brillait avec sa belle jaquette, le titre Betty descendant dans les vagues bleues et roses, ses pages immaculées, son poids conséquent dans sa version brochée d’origine. Je l’ai pris en me demandant ce qu’il faisait là ? Peut-être un des nombreux lecteurs(trices) enthousiastes cherchant à partager sa découverte ou bien, à l’opposé, un de celles ou ceux (beaucoup moins nombreux semble-t-il) ayant renoncé en cours de lecture et pressé de se débarrasser d’une certaine frustration. L’aspect du livre, comme sorti directement de la librairie, m’a fait penser à un rejet…
L’aventure a démarré ainsi et s’est poursuivie en découvrant la famille Carpenter. Betty, sixième des huit enfants, raconte la saga familiale de 1909, naissance de son père Landon, jusqu’en 1973 après la mort de celui qui est en fait la figure centrale du livre.
Citation dans le livre : « Il a replié son journal et l’a posé près de lui. De la poche de sa veste, il a tiré une pomme rouge luisante. Il l’a coupée en deux avec son couteau pendant que je réglais la radio sur une station qui passait What a wonderful world par Louis Armstrong. Papa a fredonné la chanson la bouche fermée, j’ai mis la radio par terre avant de prendre ma moitié de pomme. j’ai regardé la cicatrice d’une brulure au creux de sa main. »
J’ai été profondément touché par la relation de ce père à la mythologie remontant à la nuit des temps (connaissance, respect et culte de la nature hérités de sa famille cherokee) et de Betty (symbole d’une assimilation à la culture blanche chrétienne, dominante et imposée). La famille s’installe après des années d’errance, au gré des différents emplois précaires du père, dans une vieille ferme de la campagne profonde, en Ohio. Là, Landon parvient à améliorer le quotidien en fabriquant de l’alcool de contrebande, des tisanes médicinales, cultivant son jardin dans une nature généreuse. Il peut ainsi transmettre son immense savoir et sa poésie cosmique à ses enfants. Betty écoute et écrit sur des feuilles qu’elle cache ce qu’elle ne peut raconter à personne, pas même à ce père adoré. Certains de ses frères et sœurs, cherchent aussi leur voie en cultivant leur créativité : Flossie rêve d’être actrice, Trustin dessine et peint, Lint collectionne des cailloux sur lesquels il dessine des yeux. Mais la malédiction de la mère, Alka, violée à neuf ans par son père et désaxée depuis lors, se répète puisque Fraya va être victime d’un frère toxique, Leland…
J’ai été frappé par le fait que le père parvienne à transmettre son expérience à certains de ses enfants et que cette transmission se fasse par des objets, des représentations où la main est première – qu’en est-il actuellement quand la dématérialisation et la révolution numérique, par exemple, inversent les choses, les enfants transmettant leur savoir aux parents ?
« Nous sommes allés dans la cuisine où Trustin était assis à table. Il avait des feuilles de papier et il était occupé à dessiner les boîtes à farine, à sucre et à thé alignées sur le plan de travail. A l’instant où je me disais que c’était un artiste sérieux, il a frotté son doigt noirci par le fusain sous son nez pour se faire une moustache. »
La réflexion sur la marginalité imposée à cette famille du fait du racisme et de la pauvreté est acérée. Ceux qui ont abandonné la lecture en cours de route ont certainement été lassés des malheurs successifs des uns et des autres (viols, accidents, destructions de revanche, tentatives de suicide, enfants non désirés, absence d’empathie des habitants de la petite ville de Breathed). Comment se sortir de cette spirale d’amertume engendrée par les frustrations, par la domination et l’écrasement d’une culture par une autre, par une famille dysfonctionnelle ?
Je retiendrai cette image des oiseaux tombant du ciel, morts, sur le sol, sur les gens, image pour moi de ces enfants n’atteignant pas l’âge adulte, foudroyés en vol par la violence d’une société victime de ses démons fondateurs – ce livre lu au moment d’un énième massacre d’enfants dans une école, sans réaction des autorités et avec une population sans voix, résonne douloureusement pour moi !
A la poésie liée à la nature, transmise par le père cherokee, répond la mythologie biblique dont une citation introduit chaque chapitre. Une page du journal local The Breathanian s’intercale de temps en temps dans le récit, relatant une mystérieuse affaire de coups de feu nocturnes. Refrain d’une violence omniprésente autour de Betty : couteaux, sang, coups de feu, destructions…
Dans cette histoire les femmes paient double du fait du racisme et de la domination par les hommes. Seule Betty, petite indienne indomptable, saura faire face aidée par l’image protectrice et bienveillante de son père. Ce sont les femmes qui s’interposent, donnent un mince filet d’espoir :
« Lentement la femme a baissé son fusil et m’a regardé dans les yeux.
Ne perds jamais ça, m’a-t-elle dit.
Perdre quoi ?
Cette chose en toi qui fait que tu veux sauver une vie. »
Au début j’ai eu du mal avec l’écriture, trouvant les dialogues interminables avec tous ces « a dit… a-t-elle lancé… a répondu… a-t-il répliqué… ». Les images sont parfois appuyées et redondantes comme le jus des fruits qui dégouline sur le menton, sur les bras… évocation du sang humain d’un texte construit comme un chant ? J’aurais bien aimé en savoir plus sur la société matriarcale et matrilinéaire des Cherokees. J’ai pensé abandonner vers le tiers du livre mais ensuite la magie a été totale, j’ai pu entendre la poésie de ce chant offert par l’autrice. La fin, admirable, m’a permis de comprendre pourquoi ce livre est réellement important, peut-être un futur classique de la littérature américaine.
Tiffany McDaniel a repris des éléments de la vie de sa propre mère, Betty dans le récit, dont le père était effectivement cherokee. Elle a mis près de deux décennies pour faire publier ce livre considéré trop sombre, trop personnel, trop féministe – trop dénonciateur des démons fondateurs des États-Unis et de la violence inouïe qui perdure ? Son livre méritait bien que je lui apporte respect et protection. Je vais le remettre dans la boîte à livres afin qu’il tente sa chance avec d’autres lecteurs – il sera un peu moins neuf… Je dois bien cela à l’admirable Betty et à Landon Carpenter, le cherokee qui trouve une solution personnelle à chaque problème. Ils transmettent l’un et l’autre la puissance du courage et de l’espoir.

Notes avis Bibliofeel juin 2022, Tiffany McDANIEL, Betty
Oui, on a beau vouloir faire table rase des fondations destructrices des Etats-Unis, la suprématie et la violence reviennent au galop pour maintenir les murs de la ségrégation et de la domination.
Heureusement, l’avenir est à mettre peut-être entre les mains des femmes qui tentent courageusement de baisser un fusil avec les yeux. Elles portent la vie dans leur chair et la donnent au monde. Quel beau cadeau! Pourquoi le détruire?
L’image des oiseaux que l’on tire en plein vol est marquante.
Merci pour ce nouveau billet littéraire et à bientôt.
Alan
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Merci Alan pour ton beau commentaire. Ce livre est une première étape. Pour des populations asservies, marginalisées, rester debout demande beaucoup d’énergie. Ce récit pose un parcours de vie. Intéressant… Mais voir une évolution réelle outre-atlantique est une toute autre affaire…
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J’ai beaucoup aimé cette chronique. Je ne connaissais pas ce livre mais si je le croise par hasard comme vous, je le prendrai! Les livres rencontrés par hasard engendrent souvent de merveilleuses rencontres.
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Ah merci beaucoup ! Il faut laisser la place au hasard des rencontres. Ouvrir la porte à l’inattendu… Je reverrai toujours cette boîte à livre, d’ailleurs j’avais fait une photo. J’aurais dû la mettre dans ma chronique !
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Super! Je suis allée dans une bouquinerie par hasard la semaine dernière et je suis tombée sur des perles! Comme quoi! Bonne idée la photo.
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Je vais l’ajouter 😊
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Je n’ai pas été aussi enthousiaste que la majorité des lecteurs (mais cela m’arrive régulièrement)… Certains comportements des personnages m’ont choquée surtout concernant je crois la sœur aînée… Un bon roman mais sans plus pour moi 😉
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Je n’avais pas lu dans le détail ta chronique car j’étais en pleine lecture du livre. Je viens de la relire. Elle est très bien argumentée et je partage en grande partie ton avis. Effectivement il faut plusieurs centaines de pages pour installer l’histoire. C’est long… Mais la fin, en quelque sorte, réuni le père Cherokee, Betty et sa mère. Je l’ai vu comme un chant tragique dans lequel se dégagent de beaux portraits. La réalité est donnée fantasmée, effectivement sur des générations… Rarement on a lu un roman qui mettent autant en avant les démons propre à l’Amérique depuis l’origine, et qui font toujours douter de cette grande puissance. Loin de l’imagerie des indiens et des cowboys enchantant l’imaginaire du petit garçon que j’étais.
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très belle chronique, qui a fait remonter plein de souvenirs!!!
j’ai beaucoup aimé ce livre, le père de Betty m’a plu!!!
et tout ce qui s’est passé depuis que je l’ai refermé,fait craindre le pire pour les USA -:
belle plume 🙂
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Betty est irradiée par la personnalité de son père et cela m’a enchanté également. Merci pour ta lecture et aussi pour ton commentaire agréable à recevoir ! Une chronique que j’ai eu plaisir à partager et à laquelle je viens d’ajouter la photo de la boîte à livres, départ de ce voyage littéraire. Comme ça… Pour Betty, la petite indienne.
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C’est un titre qui me fait très envie, malgré les bémols lus à son sujet (et ce sont souvent les mêmes qui reviennent, notamment sur cette « accumulation » de malheurs). Au moins je suis prévenue…
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Et oui tu es prévenue… Heureusement il y a bien plus. Betty et son père relèvent tous les défis, et ça c’est une bonne nouvelle 😃.
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Un roman magistral !
Bises et bises
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Oui on peut dire ça. Si ça pouvait ouvrir des yeux sur l’origine de la violence, son absurdité alors que se multiplient les problèmes à régler ensemble…Merci Maeve. Bises
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Depuis le temps qu’il est dans ma PAL celui-ci…Merci de m’avoir encore plus donnée envie de le lire.
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Je suis ravi si j’ai pu être un intermédiaire dans la rencontre avec ce livre important 😄
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Une de ces lectures que l’on n’oublie pas.
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C’est certain ! Il y a de quoi impressionner pour longtemps.
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Une boîte aux livres avec du Gallmeister, on sent que les lecteurs ont du goût !
Je ne connaissais que la Betty de Simenon. Je rencontrerais bien celle-ci aussi.
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Oh, elle était bien seule Betty et assez mal accompagnée dans cette boîte à livres. J’ai lu le résumé de la Betty de Simenon. D’accord pour tenter la découverte. Le livre semble bien et je connais très mal Simenon sauf, un peu, dans les adaptations ciné !
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Hello,
Merci pour cette chronique éclairante ! Le sujet de « Betty » m’intéresse, mais je ne me sens pas prête à lire tant de pages aussi violentes… Gallmeister sort d’ailleurs un autre titre de l’autrice en août ! Un roman qui se passe aussi à Breathed, d’ailleurs, visiblement.
À bientôt !
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Oui, c’est la réédition de son premier roman « L’été où tout à fondu ». Merci à toi pour cette indication et pour la chronique éclairante 🙂
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Je ne savais pas qu’il s’agissait d’un réédition, et encore moins de son premier roman, merci beaucoup !!
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