Yôko OGAWA, Le Petit Joueur d’échecs

Édition originale japonaise publiée en 2009,

Publié chez Actes Sud en 2013 pour la traduction française

Première édition Babel, septembre 2015

Impression du livre lu, mars 2021

Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle

Lu dans le cadre d’une lecture commune en hommage à Goran du blog « Des livres et des films », dont la présence nous manque. A l’initiative de Eva et Patrice du blog « Et si on bouquinait un peu », repris par Marie-Anne du blog « La bouche à oreille ». Merci à eux pour cette invitation et ce choix judicieux !

Il n’est pas nécessaire de savoir jouer aux échecs pour apprécier ce livre très singulier. J’ai très vite été embarqué dans l’univers de celui qui deviendra Le petit Alekhine par analogie avec Alexandre Alekhine, légendaire joueur d’échecs russe, né en 1892 à Moscou, naturalisé français en 1927 et mort en 1946.

Les pièces du jeu sont poétiquement décrites en préambule. Tout comme chaque pièce du jeu d’échecs, chaque mot est finement sculpté et à son exacte place.

« Le roi, tel un patriarche que l’on ne peut pas prendre, avance d’une case dans toutes les directions avec beaucoup de prudence.

   La dame se déplace en tous sens, en longueur, en largeur et en diagonale. Elle est le symbole de la liberté totale.

   Le fou est un sage solitaire qui ne se déplace qu’en diagonale. Il a reçu un éléphant de ses ancêtres.

   Le cavalier comme Pégase s’envole au-dessus de l’ennemi en accent circonflexe.

   La tour est un char qui laboure la terre de long en large.

   Le pion est un guerrier courageux et loyal qui ne recule jamais. »

Alexandre Alekhine (à gauche sur la photo) a été deux fois champion du monde, la première fois de 1927 à 1935, et la seconde, de 1937 à 1946. Une légende des échecs capable de jouer de multiples joueurs à l’aveugle (sans voir l’échiquier, simplement par l’annonce orale des coups).

Le lecteur est prévenu, l’autrice va raconter « une histoire qui date de longtemps »… Tout comme Miira, on est au-delà des murs, au-delà du temps. Nous n’aurons aucune date dans ce récit, ni de lieux précis. Jubilation d’un conte qui se construit au gré de l’imagination, dans la poésie de création de personnages hauts en couleur qui vont animer les pièces du jeu d’échecs. Dans cet exercice, toutes les situations peuvent émerger si au final la transcription sur le papier est belle comme peut l’être la transcription d’une partie d’échecs réussie. J’ai particulièrement aimé les chapitres retraçant l’initiation du petit joueur. Puis ses différents emplois, toujours centrés sur ses compétences aux échecs, sont à chaque fois de nouvelles surprises.  

Le personnage principal est un enfant qui naît avec la bouche scellée, une intervention chirurgicale puis une greffe lui permettent de pousser son premier cri. La parole sera rare chez lui, il sera incapable de se mettre en avant, sauf de façon indirecte par les échecs. Cet enfant ainsi que les autres personnages sont nommés par des termes généraux : le garçon, grand-frère,  le petit joueur d’échecs, Little Alekhine. Le grand-père – travaillant le bois, il m’a évoqué Geppetto fabriquant sa marionnette, le célèbre Pinocchio –, la grand-mère, le maître, le secrétaire du club d’échecs, la vieille demoiselle. Seuls échappent à cette règle et ont un vrai nom l’éléphant Indira, Monsieur S, le maître de renommée internationale et Miira, la toute petite fille ancrée dans le mur, qui lui est apparue dans les ténèbres. Cette forme inhabituelle participe à donner un style d’une très grande douceur. Le silence, l’ombre et le mystère sont mis à l’honneur. J’ai retrouvé ici avec plaisir cette littérature japonaise que j’aime particulièrement, dans la filiation de Junichiro Tanisaki (notamment son Éloge de l’ombre).

L’autrice met en avant ce qui est petit, caché, l’esprit des choses et des lieux, la présence fantomatique des êtres aimés qui meurent, le vrai qui ne cherche pas à s’exposer de façon grandiose et mensongère. Grandir effraie le petit joueur d’échecs depuis que son maître, installé dans un autobus transformé en appartement, est devenu obèse – il se gave de sucreries dans de délicieux goûters partagés avec le petit garçon – et qu’il ne pourra bientôt plus se mouvoir dans cet espace réduit. D’ailleurs, par la suite, le petit joueur d’échecs refusera toute sucrerie et refusera même de grandir. Le corps de sa grand-mère malade enfle et il la masse « afin d’évacuer ce quelque chose de mauvais qui… en dilatait le contour ».

La bienveillance est largement présente, tout juste si apparaît un méchant, sans autre nom que « l’homme », dont la violence est mise en rapport avec l’alcool.

« Une poupée mécanique. »Le Turc », vous connaissez sans doute cette machine qui joue aux échecs, fabriquée en 1769 par un hongtois, un baron du nom de Kempelen? »

Cette opposition grand et petit se retrouve aussi dans les lieux. Le petit garçon se fait fabriquer par son grand-père un lit clos avec un échiquier peint au plafond, tellement étroit que lui seul peut entrer. Ensuite il lui faudra reproduire de tels environnements exigus pour exceller au jeu. Le gigantesque échiquier humain au fond de la piscine désaffectée sera la source de sérieux ennuis alors que l’échiquier minuscule, avec une loupe pour observer les pièces, est une source de rêve et de plaisir. Mais ce qu’il préfère c’est se blottir sous la table de jeu de la poupée mécanique…

Malgré ses choix, ses refus, le petit joueur d’échecs n’est pas du tout un ermite retiré du monde. Il aime se confronter aux autres à travers la vie des pièces sur l’échiquier mais il n’aime pas la compétition. Il joue pour écrire de belles transcriptions de parties qui doivent être des sortes de poèmes, la beauté du chemin, accompagné en cela par son adversaire, est plus importante que le fait de gagner. L’autrice, de façon douce et poétique, dégage de ce parcours singulier des valeurs, des interrogations sur l’amour qu’on porte aux autres, qu’ils soient vivants ou déjà dans l’ombre des morts.

Yôko Ogawa vit au japon. Elle est considérée dans son pays comme l’une des auteures les plus importantes aujourd’hui, lauréate du Prix Akutagawa, le Goncourt japonais, pour La Grossesse paru en 1991. Derrière Le Petit Joueur d’échecs il y a évidemment l’écrivain qui ne déplace pas les pièces d’un jeu d’échecs mais des mots pouvant aussi faire de belles transcriptions. C’est le cas ici avec ce beau livre qui pourrait bien devenir un classique, tellement il dégage de puissance à décrire l’universel.

Autres citations :

« A la fin, le garçon suivit de l’index le bord extérieur de l’échiquier. C’était le contour. Le rempart qui le protégeait en l’empêchant de se perdre en dehors de la forteresse. La terrasse sur le toit pour Indira, les murs pour Miira. Le garçon fut soudain assailli par un curieux sentiment, comme s’il connaissait les échecs depuis un passé lointain, comme si l’échiquier était un repaire extrêmement intime. »

« Dans son lieu géométrique, il se recroquevilla encore plus. Il ne pouvait rien faire d’autre pour répondre à tout ce qu’elle lui avait donné, comme s’il était persuadé qu’il devait lui aussi devenir de plus en plus petit afin de pouvoir accompagner du regard le plus longtemps possible sa grand-mère devenue une particule qui s’éloignait. »

« Oui, c’est pourquoi les joueurs d’échecs n’ont pas besoin de réfléchir à des choses superflues. Bâtir son propre style, exprimer sa vision de la vie, se vanter de ses propres capacités, se montrer sous son meilleur jour : tout cela est inutile. Tout cela ne sert absolument à rien. L’univers est beaucoup plus vaste que soi-même. Si l’on se préoccupe de son petit soi insignifiant, on ne peut pas véritablement jouer aux échecs. Libéré de soi-même, en dépassant le sentiment de vouloir gagner, on voyage librement dans l’univers des échecs… Si l’on peut faire cela, c’est merveilleux, n’est-ce pas ? »

« – L’échiquier est grand. Alors que sur une planche plate il n’y a que des traits verticaux et horizontaux, il dissimule l’univers où, quel que soit le véhicule que l’on emprunte, on n’arrive jamais. »

Notes avis Bibliofeel septembre 2021, Yôko Ogawa,  Le Petit Joueur d’échecs

25 commentaires sur “Yôko OGAWA, Le Petit Joueur d’échecs

  1. Quelle belle chronique ! Vous exprimez très bien les différents aspects de ce roman et ses points forts. J’ai moi aussi beaucoup aimé ce livre et cette poésie autour des jeux d’échecs. Merci d’avoir participé à cette lecture commune pour Goran !

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    1. Je comprends… C’est un univers particulier soit on y adhére et participe à la poésie, soit on reste à la porte. Ça m’arrive et c’est toujours un peu frustrant. Je suis actuellement sur un livre, un best seller, que je vais certainement abandonner car je commence à lire en sautant des phrases tellement il m’ennuie….

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    1. Merci. Ravi si vous avez apprécié mon blog ! J’ai du faire l’effort sur les premières pages de ce livre avant d’être complètement happé par la douce poésie et l’universalité du récit.

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    1. Merci pour la très belle chronique 😃 ! Il faut l’envie et s’installer dans l’univers très particulier de cette autrice. Une fois installé j’ai eu du mal à refermer le livre. J’aurais aimé poursuivre le voyage…

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    1. C’est vraiment un livre qui donne des avis partagés. Je pense qu’il faut aimer les contes et la littérature japonaise pour entrer plus facilement dans cet univers particulier…

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