Cynthia FLEURY, Un été avec Jankélévitch

Un été avec Jankélévitch

Date de parution : mai 2023

Publié par les Éditions des Équateurs

192 pages

Du philosophe, beaucoup d’entre nous connaissent la voix, une voix singulière, musicale, accrocheuse, légèrement éraillée, qui s’incruste profondément dans la mémoire. Sont-ils nombreux ceux qui peuvent résumer son apport à la vie des idées ? Autant dire que c’est une vraie belle idée de confier à Cynthia Fleury, philosophe, psychanalyste et auteure la tâche d’écrire et de présenter à la radio cette série d’articles. Départ pour un voyage entre légèreté et sérieux, comme la vie, sur une ligne de crête fragile et précieuse.

Vladimir Jankélévitch est le philosophe de la légèreté, une légèreté toute relative qui l’a conduit à développer – sur trois tomes parus en 1980 ! – le charme du Je-ne-sais-quoi et l’importance du Presque-rien. Deux notions qui pourraient rendre perplexe si on a une vision étriquée de la philosophie, d’une discipline permettant d’interroger et de répondre aux grandes questions existentielles – la mort, la liberté, le temps… Lui cultive la légèreté indissociable du rêve, l’humour côtoyant l’ironie, mais sans s’y perdre. Le philosophe joue du piano, se passionne pour la musique, il y cherche les réminiscences de ses origines juives et russes. Liant philosophie et musique, il met ses mots sur la virtuosité de Litzt, écrit sur la morale et le plaisir à partir de l’œuvre de Ravel. De la musique de Gabriel Fauré, il affirme :

« En l’écoutant, en cherchant à la penser, c’est à la fois sa métaphysique et sa morale qu’il définit, et plus simplement la vie de l’homme, sérieuse et superficielle, bouleversante et frivole, entre imposture et grâce. Debussy et le mystère de l’instant, p.355 »

Elizaveta Frolova, « Des pas dans la neige » de Claude DEBUSSY

Un des chapitres s’intitule : Les pas dans la neige. A partir de la musique de Debussy, le philosophe ausculte le mystère du temps. Là, en fidèle héritier de Bergson, il devient tout à fait sérieux, d’une gravité ne sombrant pas dans la tristesse, communiquant sa fascination pour l’étincelle de vie, superbe, étonnante, belle dans l’absence-présence. Ses variations d’idées sur fond de l’œuvre Les pas dans la neige m’ont enchanté, j’ai tout de suite fait le rapprochement avec ces mains humaines en négatif datées de 27 000 ans de la grotte Cosquer dont j’avais lu un article peu de temps auparavant… Même mystère de l’instant, d’un éclair dans la nuit, « l’apparition disparaissante […] la pensée de cet absent-présent nous trouble et nous bouleverse jusqu’à l’angoisse. Car il y a en elle la présence virtuelle de tous les êtres depuis l’origine du monde ».

Prince des paradoxe, Jankélévitch a inventé la notion de « primultime », chaque instant est le premier (prima) et aussi le dernier (ultima). Il est joueur et peut-être poète puisque faire poésie, n’est-ce pas utiliser les mots afin de trouver de nouvelles voies de conscience et d’émancipation ? L’irréversibilité du temps, ainsi théorisée nous fait comprendre que chaque battement du cœur est unique et doit inviter à se saisir de l’instant pour lui donner du sens.

« Le double néant qui encadre la vie, resserrant sa durée entre deux finistères de silence, exalte et pathétise la positivité de cette vie. »

Cette présentation ne prétend pas résumer la pensée du philosophe, que je n’ai pas étudiée dans le texte. Il s’agit de mon ressenti à la lecture de ce petit livre très dense, union féconde de la littérature et de la radio quand celles-ci diffusent la culture pour tous et pour chacun. Sont abordés de belle manière de multiples thèmes liés à une vie bien remplie : de l’engagement de Jankélévitch dans l’histoire, dans la Résistance, de mai 1968 qu’il soutint tout en parlant de « gâchis grandiose », de sa vision singulière de la mort, du pardon, du vouloir, de « la fausse solution de la violence », de sa correspondance avec son ami, Louis Beauduc… Je suis admiratif de Cynthia Fleury qui a réussi à nous rendre ainsi proche du grand philosophe, lui laissant toujours la première place, avec de nombreuses citations extraites d’une riche bibliographie donnée en fin de volume.

Connaissez-vous la voix de Vladimir Jankélévitch ? Voici un petit exemple pour, après l’été, se mettre dans l’amphi, tels ses élèves attentifs et goûter un Je-ne-sais-quoi d’humanité, ce Presque-rien, l’amour peut-être ?

C’est un livre à conserver près de soi pour picorer de temps en temps quelques graines de poésie, de recherche de sens et de partage. Une invitation à passer, au-delà de l’été, d’autres moments privilégiés avec Jankélévitch !

Autres citations :

« L’imprescriptible, c’est ce râle de l’homme, infini, devant la barbarie de l’homme. »

« Tous ceux qui commencent à se demander s’ils veulent, en fait, ne veulent pas vraiment, tout comme ceux qui veulent mais jusqu’à un certain point… Ils ergotent, mais ils ne veulent pas. Vouloir, c’est trancher, c’est décider. »

« Ne croyez pas que Jankélévitch fasse preuve de candeur. Il a conscience de l’infini du mal et il en appelle donc à la nécessité de l’infini de l’amour, non que celui-ci soit certain de l’emporter, nullement, mais lui seul est à la hauteur de la puissance du mal, lui seul peut faire face et permettre à l’Histoire d’espérer se déployer autrement. »

Cynthia Fleury et/ou Jankélévitch donnent une belle définition de la philosophie :

« Et vous savez-quoi, il a bien raison cet interlocuteur demi-habile, bien raison de nous alerter sur l’inutilité de la philosophie. Seulement voilà, il y a des inutilités essentielles, des refus obstinés de l’instrumentalisation. Dans ce monde, tout sert à quelque chose, plus personne n’ose affirmer sa seule présence, et pourtant la philosophie partage avec la notion de dignité le fait de ne pas servir à, et précisément par ce geste de non-négociation avec l’utilitarisme de préserver le sens de ce qui est réellement utile à l’homme, à savoir sa raison d’être. »

Notes avis Clesbibliofeel octobre 2023, Cynthia Fleury, Un été avec Jankélévitch

24 commentaires sur “Cynthia FLEURY, Un été avec Jankélévitch

  1. Bonjour Alain, quelle bonne idée de nous parler de Jankelevitch ! J’ai aimé de lui « Penser la mort », « la musique et l’ineffable » et « l’aventure, l’ennui et le sérieux ». C’est un merveilleux philosophe et, en plus, un écrivain très agréable à lire ! Une écriture ciselée, littérairement travaillée ! Merci de cette chronique et bonne journée 🙂

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    1. Merci Mariette Bermowitz. Je suis très touché par votre commentaire. Je pense souvent à votre livre « Mindele, une vie » qui a été une expérience très forte pour moi. Merci à vous ! Les livres sont les moteurs de cette pensée et mon objectif est de les servir, modestement mais avec sincérité et passion. Bonne journée à vous. Bien cordialement.

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  2. Bonjour Alain,
    Merci pour cet article passionnant,comme d’habitude ! Je ne connaissais pas la notion de « primultime »… Cytnhia Fleury a été invitée à une discussion avec Pascal Quignard à La Grande Librairie et a expliqué qu’elle avait « perdu l’accès à la musique » tant elle est puissante et envahissante… Comme quoi, pas besoin d’être un·e grand·e musicien·ne ou passionné·e de musique pour lire cet ouvrage !
    À bientôt et bon dimanche 🙂

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    1. J’ai vu cette séquence. Pas la peine d’être musicien, voire d’écouter de la musique pour parler du sujet. J’aime beaucoup Pascal Quignard et je suis de plus en plus Cynthia Fleury qui a mon avis, prend de plus en plus d’importance dans la philosophie actuelle. Merci Lilly pour ta contribution 😃

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      1. Je n’ai jamais lu Cynthia Fleury mais son dernier ouvrage, « La clinique de la dignité », fait partie de mon repérage de la rentrée littéraire… Je l’ai entendue en parler et cela m’a donné encore plus envie de le lire !
        À bientôt !

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