Jules BARBEY d’AUREVILLY, Les Diaboliques

Édition de Jacques Petit

Folio classique, septembre 2003

396 pages

En couverture de cette édition folio : « Tilla Durieux en Circé », détail du tableau peint en 1912 par Franz von Stuck, peintre symboliste allemand traitant des sujets classiques de façon non conventionnelle, ici un portrait d’une actrice célèbre de l’époque. La référence à Circé, personnage mythologique ambiguë, femme et magicienne, constitue un bon choix d’illustration pour ces femmes diaboliques présentes dans chaque nouvelle.

Mais revenons-en au texte. Il s’agit de récits prétendument racontés et parfois mis en abîme : le narrateur a entendu raconter… J’ai vraiment été subjugué par le talent de conteur allié à la finesse d’écriture, on a là un véritable orfèvre du genre de la nouvelle. Mais cela se mérite, il faut déguster lentement, patienter avec la promesse que ce sera encore meilleur ensuite. Lire Le rideau cramoisi ou Le bonheur est dans le crime – deux nouvelles remarquables – en s’imprégnant de l’atmosphère particulière crée par l’auteur est une expérience rare et un véritable délice !

Le rideau Cramoisi : Le mystère des lieux clos est savamment utilisé : la petite fenêtre au rideau cramoisi où a logé le vicomte de Brassard dans sa jeunesse, la diligence en réparation à un relais de poste la nuit avec ses deux voyageurs dont l’un est Brassard, tardant à raconter une histoire non révélée à quiconque auparavant. Le sujet : un jeune officier – le vicomte de Brassard – est hébergé chez un couple de bourgeois à Valognes. Leur fille Alberte est au centre du récit. Soumise à l’inaction d’un milieu clos, c’est elle qui prend l’initiative d’une liaison cachée allant jusqu’à traverser, la nuit, tel un fantôme, la chambre de ses parents pour rejoindre son amant… La chute arrive tout à la fin et elle est diabolique !

« Pardieu ! Quand on sait que le bonheur viendra, sous la forme d’une belle jeune fille qui a comme une rage de dents dans le cœur, vous visiter régulièrement d’une nuit l’autre, à la même heure, cela simplifie joliment les jours ! »

Le Plus Bel Amour de Don Juan: j’avoue m’être un peu perdu dans le labyrinthe des phrases… Pour cette nouvelle, la magie du conteur n’a pas fonctionné pour moi, ce qui s’est reproduit pour Le Dessous de cartes d’une partie de whist, autre histoire d’inceste. Passons vite à celles qui m’ont jeté tout vif dans les griffes de ce diable de conteur nommé Barbey d’Aurevilly.

Le Bonheur dans le crime : chef-d’œuvre ! Cette histoire de Hauteclaire, fille d’un maître d’escrime, est absolument géniale et peut-être lue à différents niveaux… Que de phrases à double sens ! Cette femme, mystérieuse, belle et puissante, organise l’assassinat de la femme de son amant (tous deux aristocrates d’excellente réputation cela va sans dire…) et vivra heureuse avec celui qui deviendra ensuite son mari : l’honneur des hautes familles et leur valeurs confrontés à l’exact opposé, une licence, un libertinage entièrement dévoué à l’amour, sans aucun frein. Entre les deux, notre auteur semble bien choisir la deuxième proposition, au moins en littérature ! Comme une oscillation entre l’ancien monde qui tarde à disparaître (on est à la Restauration) et un nouveau monde, républicain, plus permissif – pour les femmes aussi –, avec ses valeurs marchandes liées à l’intérêt individuel, rebattant les classes sociales. A lire absolument ! Je n’avais que trop tardé à découvrir cette histoire là.

A un dîner d’athées : Une nouvelle plus longue gardant un rythme soutenu tout du long. On a le temps de s’installer et de profiter des digressions multiples du conteur et de l’autoportrait qu’on devine :

« Mais ni les narcotiques, ni les stupéfiants, ni aucun des poisons avec lesquels l’homme se paralyse et se tue en détail, ne purent endormir ce monstre de fureur, qui ne s’assoupissait jamais en lui et qu’il appelait le crocodile de sa fontaine, un crocodile phosphorescent dans une fontaine de feu ! »

La vengeance d’une femme : une aristocrate, la duchesse de Sierra Leone, pour se venger de son mari, se jette dans la prostitution pour le déshonorer lorsque le scandale éclatera. La nouvelle la plus violente, la plus destructrice du recueil.

Mon avis agacé : J’ai retrouvé beaucoup des stéréotypes qu’on peut attendre d’un écrivain conservateur, royaliste et catholique, avec des femmes décrites comme manipulatrices, et des hommes qui succombent (les pauvres !), ces hommes qui n’ont qu’une vraie et saine passion : faire la guerre (évidemment !). Cette atrocité là, véritable et absolue, est acceptée de Dieu mais le commerce des femmes, non alors, quelle abomination ! Hypocrisie qui est comme une seconde peau à la religion chez certaines âmes humaines. Ma modeste impression de lecteur serait de dire qu’on a là un homme tiraillé entre ses origines familiales pétries de convenances idéologiques, et un culte de la littérature inconciliable avec ces choix.

Mon avis admiratif : En même temps Barbey d’Aurevilly semble dire le contraire de tout cela par le talent qu’il déploie pour décrire la beauté des femmes par exemple, une véritable fascination. L’amour qu’il voit dans certains couples est magnifié avec Hauteclaire et son amant Serlon dans Le bonheur dans le crime (appelé par leurs prénoms, le comte Serlon de Savigny perdant son titre aristocratique dans l’amour véritable), avec la duchesse d’Arcos de Sierra-Leone et son malheureux amant Esteban (frémissez bonnes gens à son triste sort) dans La vengeance d’une femme, aussi avec Rosalba et Mesnilgrand dans A un dîner d’athées. L’auteur, un provocateur de génie, ne se prend pas lui-même au sérieux et n’assume aucune responsabilité directe, il rapporte ce qu’il a entendu, ce n’est pas lui qui est à l’origine des abominations racistes, antisémites présentes ici ou là. Même le dandy chez lui est ambiguë car largement passé de mode à cette époque.

Qui est réellement Jules Barbey d’Aurevilly ? Le mystère très présent dans ses fictions s’applique à l’auteur lui-même : torturé, aux œuvres assez sombres, antimoderne… Né en 1808 en Normandie, il est souvent décrit comme solitaire et malheureux, aspirant à l’élitisme… mais sans le sou ; royaliste et catholique… rejeté par ceux-ci car trop diabolique ; désirant ardemment la célébrité mais très souvent rejeté par ses pairs ; séducteur … se décrivant comme laid ; timide trouvant dans la littérature un outil à sa (dé)mesure afin d’exprimer ses fantasmes de puissance. Un nostalgique de l’ancien régime qui met en scène la libération de la femme, exécration de façade et fascination démesurée à la fois, se flagellant d’avoir cette attirance…

Il reste une œuvre inclassable dont il serait vraiment dommage de faire l’impasse. L’avez-vous lu ? Apprécié ?

« Je suis convaincu que, pour certaines âmes, il y a le bonheur de l’imposture. Il y a une effroyable, mais enivrante félicité dans l’idée qu’on ment et qu’on trompe ; dans la pensée qu’on se sait seul soit même, et qu’on joue à la société une comédie dont elle est la dupe, et dont on se rembourse les frais de mise en scène par toutes les voluptés du mépris. »

En le pratiquant lui-même en maître, qui donne mieux que Barbey d’Aurevilly le moyen de se prévenir du double jeu souvent présent dans l’humain, encore plus en cette période où l’image et les mots sont tant utilisés pour façonner les esprits ? Il nous offre ainsi le précieux moyen de le mettre à jour et ne pas en être dupe ! Quand je vous dis qu’il ne faut pas s’en priver !

Notes avis bibliofeel février 2023, Jules Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques

15 commentaires sur “Jules BARBEY d’AUREVILLY, Les Diaboliques

    1. J’ai été pour ma part embarqué très vite dans la lecture de tout le recueil, dès la première nouvelle et son Rideau cramoisi. Il faut malgré tout prendre le temps de s’habituer à l’écriture singulière de cet auteur, faire aussi quelques recherches de mots vieillis ou littéraires… Bonne lecture !

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  1. Très bon souvenir de lecture ! J’ai dû le lire il y a au moins 25 ans et je me souviens encore très bien du « Bonheur dans le crime ». Disons que ces nouvelles nous présentent les femmes comme des êtres peu recommandables, dangereuses mais assez fascinantes et puissantes !
    Merci de cette chronique, bonne journée !

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  2. Contrairement à Marie-Anne, je ne me souviens plus de cette lecture. J’ai aussi lu ce livre il y a 30 ans et je l’ai complètement effacé de ma mémoire. Je devrais le sortir de ma bibliothèque et lire mes commentaires de l’époque. En tous les cas, merci pour cette chronique.

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  3. Intéressant! Merci pour ces résumés qui confirment mon intention de m’attaquer à Barbey… un jour… J’ai lu énormément depuis que je sais hier jusqu’à la fin de mes études. J’ai davantage de difficultés à concilier la lecture et la vie professionnelle. Ma PAL s’allonge mais ne se rétrécit guère. Je rentre épuisé du travail et je lis bien moins que je ne voudrais.

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    1. Je comprends, j’ai eu ces frustrations. Heureusement je profite d’un moment de la vie qui peut être utilement utilisé à se cultiver, à lire ce que je n’avais pas eu la possibilité de lire avant. Vous savez, ce temps de liberté qu’on cherche à rogner 😏. Merci pour ce témoignage et commentaire sur un recueil singulier et précieux…

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