Nedim GÜRSEL, Nâzim Hikmet Le Chant des hommes

Publié en mars 2022, Éditions Empreinte temps présent

160 pages

De nombreux écrivains turcs ont inscrit leur nom dans la littérature mondiale. Si je fais le point sur ceux qui sont présents sur ce blog, le constat est édifiant : les ennuis en Turquie sont proportionnels à la reconnaissance littéraire des œuvres, reflets des atteintes aux libertés récurrentes dans ce pays. Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature a été souvent menacé et mis en examen, il a un garde du corps en permanence ; Ahmet Altan a écrit Madame Hayat alors qu’il était en prison ; Mahir Ünsal Eris, l’auteur de L’été jaune, prix Sait Faik, vit actuellement au Royaume-Uni…

L’auteur de cet essai, Nedim Gürsel, est né en Turquie en 1951, il a fait ses études à Paris. Son  roman Les filles d’Allah, paru en 2008, a fait l’objet d’un procès. Il vit actuellement à Paris mais effectue de fréquents séjours dans son pays natal et dans d’autres pays européens. Il est directeur de recherche au CNRS et chargé de cours à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Il a écrit une quarantaine d’ouvrages dont des romans, des nouvelles et récits, traduits dans de nombreuses langues. Nâzim Hikmet, Le Chant des hommes est paru en 2002 aux éditions le Temps des Cerises et a été republié dans cette édition augmentée en 2022.

Nâzim Hikmet dont il est question dans cet essai est celui qui a eu à subir le plus d’arrestations, de condamnations et de peines de prison. Son plus long séjour en cellule d’isolement a duré une douzaine d’années, entre 1938 et 1950. Il a finalement été libéré après avoir effectué une grève de la faim, mais a dû s’exiler de nouveau ensuite. Sa notoriété lui permet alors un certain non-conformisme. Il a été toute sa vie aux côtés des mouvements révolutionnaires mais en intellectuel, en poète, pas en idéologue. Il est mort à Moscou en 1963.

« Après une longue période d’interdiction ses livres sont de nouveau publiés en Turquie, mais la démarche qui a été faite par sa famille pour rapatrier sa dépouille n’a toujours pas abouti. »

Cette édition est intéressante pour découvrir la démarche et analyser l’œuvre de Nâzim Hikmet qui a su intégrer dans les lettres contemporaines les traditions culturelles héritées de sociétés disparues ou transformées. Il est celui qui brise les cadres, allant de l’individu au collectif, du présent au passé, dans une poésie en vers libres, l’histoire vue dans sa dynamique, à travers les rapports sociaux et économiques. Il s’est notamment intéressé aux paysans pauvres d’Anatolie, aux femmes (dans Paysages Humains), aux expérimentations du passé et à l’analyse historique à travers la poésie turque (dans l’Épopée du cheikh Bedreddin). Qu’un tel homme ait été jugé si dangereux pour le pouvoir renseigne sur l’influence qu’a pu exercer la poésie sur le peuple. Première expression littéraire de l’humanité, elle utilise le rythme des mots, la transmission orale marquant les esprits durablement sans qu’il soit nécessaire de savoir lire.

« Quand j’ai atteint trente ans on a voulu me pendre, à ma quarante-huitième année on a voulu me donner le Prix mondial de la Paix et on me l’a donné. Au cours de ma trente-sixième année, j’ai parcouru en six mois quatre mètres carrés de béton. Dans ma cinquante-neuvième année j’ai volé de Prague à La Havane en dix-huit heures. »

Tout est sujet à poésie chez cet auteur. Cet extrait de son poème intitulé Autobiographie en atteste. Il donne la dimension de l’homme qui au Panthéon des poètes – le mien – serait aux côtés d’Aragon et de Neruda, des poètes ayant chanté l’amour de la vie et des hommes, ayant espéré et lutté pour un avenir meilleur. J’ai lu l’intégralité d’Autobiographie dans le recueil indiqué ci-dessous, dans une traduction et une présentation plus intéressantes. Ce qui donne pour l’extrait cité :

« À trente ans on a voulu me pendre. / À quarante-huit ans on a voulu me donner le Prix mondial de la Paix / et on me l’a donné. / L’année de mes trente-six ans j’ai parcouru en six mois quatre mètres carrés de béton. / Dans ma cinquante-neuvième année j’ai volé de Prague à La Havane en dix-huit heures. »

Je conseille de lire en parallèle le recueil de Nâzim Hikmet, publié en 1999 aux éditions NRF Poésie Gallimard, intitulé Il neige dans la nuit et autres poèmes. La préface de Claude Roy et la postface de Guzine Dino (la traductrice) sont passionnantes. Bien équilibré, il présente des poèmes lyriques et aussi des poèmes épiques. Il permet d’apprécier le génie de cet immense poète, capable de susciter des sentiments très forts, des sentiments universels dans une poésie accessible. Même ses poèmes écrits en prison sont poignants, jamais tristes, exprimant l’amour et la foi dans l’avenir. Il est de ces hommes qui font honneur au genre humain. A lire absolument.

Bernard Lavilliers chante un poème de Nâzim Hikmet : Scorpion, version live de 2014

La plus étrange des créatures

Comme le scorpion, mon frère,
Tu es comme le scorpion
Dans une nuit d'épouvante.
Comme le moineau, mon frère,
Tu es comme le moineau,
dans ses menues inquiétudes.
Comme la moule, mon frère,
tu es comme la moule
enfermée et tranquille.
Tu es terrifiant, mon frère,
comme la bouche d'un volcan éteint.
Et tu n'es pas un, hélas,
tu n'es pas cinq,
tu es des millions.
Tu es terrible mon frère
tu es comme le mouton, mon frère,
quand le bourreau habillé de ta peau
quand l’équarrisseur lève son bâton
tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
et tu vas à l'abattoir en courant, presque fier.
Tu es la plus étrange des créatures, en somme,
Plus drôle que le poisson
qui vit dans la mer sans savoir la mer.
Et s'il y a tant de misère sur terre
c'est grâce à toi, mon frère,
Si nous sommes affamés, épuisés,
Si nous sommes écorchés jusqu'au sang,
Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
Irai-je jusqu'à dire que c'est de ta faute, non,
Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.

Notes avis Bibliofeel juillet 2023, Nedim Gürsel, Nâzim Hikmet Le Chant des hommes

11 commentaires sur “Nedim GÜRSEL, Nâzim Hikmet Le Chant des hommes

  1. Quelle curieuse antithèse : « tant de misère…grâce à toi » ! A moins que la traduction eût dû être « à cause de toi » ? Encore un article fort car argumenté et original. Pour moi, ce poète turc m’évoque une très infime touche de nostalgie car un amoureux de ma jeunesse m’avait écrit et traduit l’un de ses vers qui célébrait la femme. Merci. Passez une bonne semaine !

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    1. Vous avez tout à fait raison. La traduction des œuvres littéraires n’est pas sans difficultés et pour la poésie c’est encore bien plus délicat. Merci pour l’évocation de ce souvenir. Je le trouve touchant et précieux, cela montre le pouvoir de la poésie. Merci beaucoup pour « l’article fort, argumenté et original » (de quoi bien commencer la semaine…). Bonne semaine à vous également !

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    1. Merci Marie-Anne. Je n’ai pas réussi a reproduire dans la forme voulue le poème « La plus étrange des créatures » mais je compte bien chercher la solution dès que possible. Les vacances arrivent, ce sera après. Bel été à toi !

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    1. J’ai découvert seulement hier que la chanson de Bernard Lavilliers était adaptée d’un poème de Nâzim Hikmet… J’aime cette chanson. Réunir le poète et le chanteur, que j’ai eu le plaisir de voir plusieurs fois en concert, me comble. Il fait vivre la poésie et ça aussi me plaît beaucoup. Merci et bonne journée Laurence !

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