Pablo NERUDA, J’avoue que j’ai vécu

Mémoires

Traduit de l’espagnol par Claude Couffon

Éditions folio mars 2017

517 pages

« Ma vie est une vie faite de toutes les vies : les vies du poète. », écrit Pablo Neruda pour présenter ces souvenirs qui s’achèvent quelques jours avant sa mort par un hommage posthume à son ami Salvador Allende, Président du Chili, trahi… assassiné… Que de pages admirables où se dessine la personnalité de Neruda, un homme passionné, attentif, curieux de tout et de tous, le poète de la terre et de l’amour qui se révèle être aussi un merveilleux conteur.

Pablo Neruda, (de son vrai nom Neftali Reyes) raconte ses souvenirs d’enfance, évoque les gens célèbres qu’il a connu – Aragon, Breton, Eluard, García Lorca, Picasso – et bien d’autres, oubliés maintenant. Une œuvre admirable avec des pages précieuses, d’une poésie éblouissante, dont la traduction ne semble pas amoindrir la beauté. Résumer ce livre immense, à l’image de la démesure de l’homme, me paraît peu raisonnable. Résume-t-on en quelques lignes Picasso ? Je vais simplement extraire quelques un des passages que j’aime à retrouver quand je feuillette ce livre-compagnon de route.

Ces mémoires incluent bien des poèmes en proses, « les volcans auraient eu cette allure s’ils avaient pu trotter… » :

« C’étaient des percherons, poulains et juments d’une taille gigantesque. Leurs longs crins tombaient comme des chevelures sur leurs hautes encolures. Ils avaient des jambes immenses elles aussi couvertes de bouquets de poils qui, lorsqu’ils galopaient, ondulaient comme des panaches. Ils étaient roux, blancs, pommelés, puissants. Les volcans auraient eu cette allure s’ils avaient pu trotter et galoper comme des chevaux formidables. Ils passaient dans les rues poussiéreuses et rocailleuses avec une violence de tremblement de terre. Ils hennissaient en faisant un bruit souterrain qui ébranlait l’air tranquille. Arrogants, titanesques, statuaires, je n’ai revu de pareils chevaux qu’en Chine, sculptés dans la pierre des monuments funéraires de la dynastie Ming. »

C’est le poids du passé qui apparaît à travers les statues de Bouddha et statues de Christs, sourire de pierre, pieds de dieux gisants :

 « Nous ne pouvons nous empêcher de penser aux terribles christs espagnols dont nous avons hérité avec leurs plaies et tout le reste, leurs pustules et tout le reste, leurs cicatrices et tout le reste, et avec cette odeur de cierge, d’humidité, de renfermé qui est celle des églises… Ces christs aussi ont hésité entre être des hommes ou des dieux… Pour en faire des hommes, pour les rapprocher de ceux qui souffrent, de la femme en couches et du décapité, du paralytique et de l’avare, des gens d’églises et de ceux qui entourent les églises, pour les rendre humains, les sculpteurs les ont dotés de plaies horripilantes et tout s’est transformé en religion du supplice, en pèche et souffre, ne pèche pas et souffre quand même, vis et souffre, sans que tu puisses trouver d’issue libératrice. Ici non, ici la paix est arrivée jusqu’à la pierre… Les statuaires se sont révoltés contre les canons de la douleur et ces Bouddhas colossaux, avec des pieds de dieux géants, ont sur le visage un sourire de pierre qui est paisiblement humain, sans toute cette souffrance… Et il en émane une odeur non de pièce morte, non de sacristie et de toiles d’araignée, mais d’espace végétal, de rafales qui retombent soudain en ouragans de plumes, de feuilles, de pollen de la forêt sans fin… »

Formidable récit d’exil à travers la montagne andine en 1946. Neruda vit caché pendant un an et demi pour ne pas être arrêté par la police du dictateur Gonzalez Videla, acrobate d’assemblée, comme il le définit si bien. Il compose alors le Chant Général Canto General – qui sera mis en musique par Mikis Theodorakis – rencontré en Europe où Neruda a réussi à se réfugier –.

« La forêt andine du Sud est peuplée de grands arbres distants les uns des autres. On y voit  d’abord des mélèzes et des maitenes, puis des tepulias et des conifères. Les raulies étonnent par leur grosseur. Je m’arrêtai pour en mesurer un. Il était du diamètre d’un cheval. En haut, son feuillage cachait le ciel. A son pied, les feuilles tombées durant des siècles formaient une couche d’humus dans laquelle s’enfonçaient les sabots de nos montures. Nous traversâmes en silence cette vaste cathédrale de la nature à l’état sauvage. »

Sa rencontre avec Che Guevara représente bien l’ambiguïté de toute action, toujours incertaine. Neruda homme d’action et de doute, terriblement humain.

« Et soudain le Che déclara : – La guerre… La guerre… Nous sommes toujours contre la guerre, mais quand nous l’avons fait nous ne pouvons vivre sans elle. A tout instant nous voulons y retourner. Il réfléchissait à voix haute, et pour moi. Je l’écoutai avec une stupeur sincère. Je vois dans la guerre une menace et non un destin… »…. « Pourtant, je continue à voir dans le Che Guevara cet homme méditatif qui, durant ses batailles héroïques, réserva toujours, près de ses armes, une place pour la poésie. »

Rares sont les écrivains qui ont su allier à ce point leur travail littéraire, leur engagement et leur participation à des hautes fonctions au niveau de l’État (consul, sénateur, ambassadeur…). Et rares aussi les écrivains qui ont su aussi bien expliquer leur choix pour des convictions communistes lui valant encore aujourd’hui bien des inimitiés calomnieuses. Choix du courage quand il écrit, lucide, cette tirade terrible :

« Partout les coups pleuvent sur eux… Des coups spéciaux, des coups pour eux… Vivent les spirites, les royalistes, les aberrants, les criminels de toute espèce… Vive la philosophie creuse et sans squelettes… Vive le chien qui aboie et qui mord, vivent les astrologues libidineux, vive le porno, vive le cynisme, vive les crevettes, vive tout le monde, mais à bas les communistes !…

La rédaction de ces mémoires a été interrompue par la mort du poète le 23 septembre 1973, 12 jours après le coup d’État de Pinochet. En octobre 2017, un groupe de seize experts internationaux mandaté par la justice chilienne a conclu que la mort de Pablo Neruda n’est pas due à un cancer comme l’indiquait le certificat de décès. L’assassinat reste une hypothèse sérieuse, largement documentée maintenant par les témoignages et recoupements ; les coups spéciaux, les coups pour eux, largement utilisés en Amérique, en Afrique…

Pablo Neruda, 1904-1973, prix Nobel de littérature 1971 – prix décerné à un auteur « ayant fait preuve d’un puissant idéal » –, est de ces grands destins qui ont allié littérature, poésie, solidarité, carrière diplomatique et politique. Le film « Le facteur » de Michael Radford (1994) avec un Philippe Noiret époustouflant interprétant Pablo Neruda, est une bonne entrée pour découvrir l’auteur. Dire qu’il est un grand de la littérature mondiale me semble évident. Raison de plus pour le lire et ne pas trahir sa mémoire avec des controverses surtout destinées à l’ensevelir une bonne fois pour toutes dans l’Histoire telle qu’elle est rédigée par les vainqueurs.

Voici une enquête bien documentée où on croise l’empoisonneur de Pinochet, Eugenio Berrios et les services secrets de Nixon :

Pablo Neruda : une victime de Pinochet ?

https://www.franceinter.fr/emissions/rendez-vous-avec-x/rendez-vous-avec-x-18-mai-2013

Notes avis Bibliofeel novembre 2021, Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu

11 commentaires sur “Pablo NERUDA, J’avoue que j’ai vécu

  1. MERCI Alain pour cet article que j’ai « littéralement » dévoré . Le passage sur les christs espagnol, l’église et les statues de Bouddha est énorme…😉
    Je vais certainement me procurer ce livre et voir ce film avec Noiret que je ne connais pas. Si Neruda voyait le resultat du premier tour de la présidentielle chilienne, il serait sans doute dépité. Il reste un second tour. J’espère que les chiliens seront cohérents avec leur volonté de changement de constitution voté il y a quelques mois. Sinon ce sera à nouveau la « jungle »

    Aimé par 1 personne

    1. Un livre qui peut se lire en grappillant des passages. Celui-ci par exemple lu à l’instant « Et je continue à croire à la possibilité de l’amour. Je suis certain que les hommes finiront par s’entendre, triomphant des douleurs, du sang et du verre brisé. » Pourtant l’adversité a été forte pour lui, le chemin n’a pas été facile.
      Je n’ai pas lu le roman de Skarmeta mais aimerais bien le faire. On a besoin de personnages comme Neruda et peut-être qu’il en viendra d’autres. Je termine le dernier Goncourt et peut-être…

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