Yann DAMEZIN, Majnoun et Leïli, chants d’outre-tombe

Éditions La boîte à bulles, publié en novembre 2022

91 pages

Majnoun et Leïli, l’amour et la mort, Éros et Thanatos, Yann Damezin s’empare du plus célèbre conte amoureux d’orient, l’adapte en poème graphique – les bulles sont toutes en alexandrins. Une belle découverte (je n’avais jamais eu entre les mains « un poème graphique ») et un véritable cadeau de Noël, reçu après avoir postulé à un concours organisé par le site Lecteur.com. Au-delà de la couverture magnifique, il faut entrer dans le monde immense de cet illustrateur hors normes : le foisonnement des couleurs vives, au début et à la fin, sombres dans le chaos du milieu, enchante. Avouons une petite inquiétude à la lecture de la première partie, celle de la pression dominatrice de la famille, autour du discours religieux qui s’abat sur les amoureux avant d’appréhender plus tard la cohérence de l’ensemble orchestré brillamment par l’auteur. J’ai aimé les illustrations, m’imprégnant des dessins chargés – les cases trop petites pour contenir toute l’imagination graphique de Yann Damezin – et de l’orgie de couleurs. J’ai apprécié le travail colossal que représente un tel volume, coloré à la gouache, motifs répétés, volutes, remplissage des cases donnant de la vie au dessins, on ne sait parfois où regarder…

« Mais lui de s’offusquer, de tenir ce discours. Jamais cet exalté n’épousera ma fille, jamais vous n’obtiendrez mon aide et mon concours, jamais cet insensé ne rejoindra ma famille. »

Le premier chapitre Le chant des amoureux occupe une bonne moitié de l’album. Leïli est belle, Qaïs en est amoureux, une union impossible car ils ne sont pas du même clan, rappel d’un thème universel décliné chez nous à travers Roméo et Juliette. Qaïs errant sur les routes en divaguant est surnommé Majnoun, ce qui signifie fou en arabe. Leïli s’affirme déjà en refusant que le mari imposé par sa famille ne l’approche de trop prêt.

« Son murmure amoureux les avait enjôlées baignant leurs yeux de pleurs et limant leurs canines.

Le deuxième chapitre intitulé Le chant du pourrissant est introduit par des vers de Louis Aragon. C’est ainsi que je découvre que le poète s’est inspiré de ce conte pour écrire Le fou d’Elsa.

« Tu avais beau faire et beau dire
Je fus là l’hiver et l’été
Un air dans la tête resté
D’avoir été sans fin chanté
Ou simplement d’avoir été. »
« Le zéphyr chuchotant, le murmure de l’onde, la dune gémissante, les mirages bruissants, joignirent pour finir le chœur, léguant au monde ces vers du mort d’amour : le chant du pourrissant. »

Majnoun apparaît au-delà de la mort. Du pourrissement aux promesses de paradis, avec des cases sombres, chant d’outre-tombe torturé et pénible : Majnoun exige de retrouver son aimée dans la mort « Je t’en prie meurs », voire « Je te l’ordonne : meurs ! Rejoins-moi au tombeau ». Esthétique morbide, religieuse et guerrière, dont se sont servis bien des armées et des terroristes de par le monde…

Le troisième chapitre intitulé Contrechant vient clore cette histoire. Il constitue la bonne surprise puisqu’il est entièrement consacré à Leïli qui ose s’affranchir de ses chaînes. Elle prend la route, s’éloigne vers l’inconnu de sa libération dans un message moderne, chemin incertain mais prometteur, comme toute liberté nouvellement acquise.

« Sans l’avoir décidé, sans s’être rendu compte. Des affres du dilemme elle s’était sortie. Elle ne craignait plus ni autrui ni la honte. »

Dans cet album, l’auteur emprunte le chemin de la spiritualité version paternalisme, commune aux religions monothéistes, emporte le lecteur subjugué (comme moi) par les illustrations inspirées des miniatures persanes, rappel aussi de nos livres d’enfance, de leurs images naïves, le bouscule ensuite vers la sortie des corps pourrissants et des promesses de paradis digne du conte qu’il nous livre, puis seulement dans le troisième chapitre rompt le dilemme funeste au côté d’une Leïla surprenante, affirmant son être propre en dehors des codes imposés.

Yann Damezin, né en 1991, est un jeune illustrateur issu de l‘école Émile Cohl. La littérature, le livre et l’image sous toutes leurs formes le passionnent. Ce Lyonnais aime les univers étranges et oniriques, et son travail se nourrit d’influence très diverses : miniatures persanes, primitifs italiens, expressionnisme… Après avoir participé à l’album Émulsion en 2018, il publie en 2019 Concerto pour main gauche, également à La Boîte à Bulles, dans lequel il narre en noir et blanc l’histoire du pianiste autrichien Paul Wittgenstein. Majnoun et Leïli est sa deuxième bande dessinée, librement inspirée de la version persane du poète Nézâni, pour laquelle il a reçu le Prix Orange de la BD 2023. Un album somptueux, véritable livre d’art, qui va rejoindre mes BD essentielles, celles que je parcours régulièrement.

Notes avis Bibliofeel janvier 2024, Yann Damezin, Majnoun et Leïli

18 commentaires sur “Yann DAMEZIN, Majnoun et Leïli, chants d’outre-tombe

    1. Bonjour Marie-Anne. J’aime ce qui est à la marge et là on est servi. Tout à fait ce qui me plaît quand, souvent à la période de fin d’année, je cherche des bandes dessinées d’exception. Je te souhaite une bonne année !

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        1. Effectivement, c’est ce que je recherche, n’étant pas un lecteur régulier du genre… Sûr qu’elle va m’intéresser. En retour je te conseille La Callas et Pasolini, un amour impossible, de Briotti et Dufaux… Une petite merveille sur 2 artistes que je vénère et je suis presque certain que Maria Callas, ça parle a toutloperaoupresque ! Présentation prochaine sur le blog avec un extrait d’opéra, concurrence oblige afin de faire monter les audiences, ah, ah ! Bonne année à toi et aux artistes dont on a tant besoin encore en 2024 !

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  1. Les poèmes persans inspirent décidément bien des auteurs et autrices ! J’ai récemment lu « Les Trente Noms de la nuit », un très joli roman de Zeyn Joukhadar dans lequel on retrouve « La Conférence des oiseaux » d’Attar !

    Merci pour cette chronique 🙂

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