Jillian CANTOR, Marie et Marya

Éditions Préludes, publié en avril 2022

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pascale Haas

448 pages

Les livres sur Marie Curie sont innombrables. Je suis fasciné par cette femme de sciences et d’engagements – découverte notamment dans le superbe Marie Curie prend un amant d’Irène Frain. J’étais curieux de lire cette jeune autrice américaine, de voir ce qu’elle allait faire, en 2022, de ce personnage féminin hors du commun ?

Jillian Cantor a entrepris d’entrelacer deux histoires de nature bien différentes. D’une part, une autobiographie romancée de Marie Curie, de ses 24 ans en 1891 à sa mort en 1934, et d’autre part une fiction sur ce qu’aurait pu être sa vie si elle n’avait pas quitté la Pologne, se mariant et du même coup renonçant à son goût pour la science.

Au début, en Pologne, il n’y a que Marya Sklodowska – nom polonais de Marie Curie – puis celle-ci, en arrivant à Paris pour étudier, devient Marie. Ensuite ce sera l’une et l’autre, un chapitre sur deux. La perspective de 400 pages de ce régime m’a un peu intrigué au début. Les mêmes personnages dans des vies différentes… D’un côté leur vraie vie, de l’autre une vie imaginée par l’autrice… Mais n’y a-t-il pas toujours une part de fiction dans toute biographie ? Où se trouve la frontière à ne pas dépasser ?

 « Les chapitres Marie » permettent une mise en valeur de la modernité de cette figure scientifique mondiale. Exilée débarquant en France en 1891, étudiante brillante, scientifique acharnée, première femme au monde obtenant un prix Nobel… Il y est surtout question de la femme scientifique en butte aux hommes de son époque, à une société masculine ayant peur de la femme puissante. A ce titre le scandale suscité par sa liaison avec Paul Langevin est éloquent. De même que l’image d’une scientifique froide, uniquement préoccupée par son travail ou débauchant un homme marié. Quelle farce ! Imaginons un instant les mêmes éléments dramatiques avec un alter ego masculin ayant une aventure avec une femme mariée… aucun journaliste n’aurait fait un article là-dessus…

« Les chapitres Marya » sont une mise en miroir de l’existence possible de Marie si elle était restée à l’ombre de Kazimierz, son fiancé d’alors, devenu ensuite un brillant scientifique dans les mathématiques. Le procédé narratif autorise ainsi l’autrice à s’intéresser à la situation en Pologne, nous immergeant dans l’Europe du début du XXème siècle, avec un pays partagé entre l’empire russe, l’empire autrichien et l’Allemagne prussienne (que de guerres pour des frontières, et surtout que de destructions de vies, de biens, d’avenir !).

Cette construction littéraire double est d’une grande richesse, bien loin, comme je l’ai lu, d’une romance banale. J’ai aimé cette alternance, autobiographie pure de Marie Curie, fiction avec Marya mais avec des éléments réels touchant des personnages que Marie a laissés en Pologne dans sa jeunesse, ayant poursuivi leur vie là-bas dont Kazimierz… L’amour de jeunesse de Marie aurait passé les dernières années de sa vie à venir s’asseoir sur un banc devant l’Institut du radium à Varsovie, où il contemplait la statue de Marie érigée là après son décès, en 1934. Ce n’est pas donné comme une certitude mais littérairement cela a du poids. C’est à partir de cette anecdote que Jullian Cantor a eu l’idée d’écrire ce roman. Dans la très instructive postface, l’autrice raconte avoir écrit deux romans, et qu’elle a ensuite travaillé dur pour les mêler intimement.

Voilà bien un livre de « positive attitude », qui plaira à tous ceux souhaitant aux femmes une reconnaissance hors de l’ombre dominatrice masculine. Il ne plaira pas du tout aux hommes que l’égalité des sexes effraie – on a un début de réponse dans les avis déjà publiés, confirmant que le chemin de l’égalité est long… Sans en passer par le discours sociologique, politique ou philosophique, ce roman nous dit que l’avenir peut appartenir aux femmes, que celles-ci détiennent en grande partie leur avenir :

« Il ne faut jamais renoncer, disais-je à ces jeunes femmes qui me fixaient de leurs regards éclatants. Ne laissez jamais les circonstances, la malchance ou l’âge vous arrêter. Vous devez faire le choix de continuer. On a toujours le choix. »

L’écriture coule toute seule, librement. Peu d’effets particuliers si ce n’est quelques métaphores autour de la radioactivité, rappelant la passion scientifique pour l’atome de Marie Curie. Il fallait peut-être cette écriture là pour passer ainsi d’une histoire à l’autre sans perdre le lecteur. J’ai notamment trouvé remarquable l’habileté tranquille de l’autrice pour citer des expressions polonaises en glissant la traduction dans les réponses des personnages, évitant ainsi les notes de bas de page :

« Marya… moja mala siostrzyczka ! s’exclama Bronya dès qu’elle m’aperçut, m’appelant avec affection ma petite sœur. Tu as fait bon voyage ? »

Je découvre avec ce livre les éditions Préludes. Seulement cinq ans d’existence et cinquante titres publiés, mélangeant talents confirmés et nouvelles plumes, selon leur site. La couverture, d’après Sarah Brody, illustre magnifiquement le contenu, ce qui n’est pas si fréquent !

Jillian Cantor est née à Philadelphie et vit actuellement en Arizona. Elle a publié auparavant un premier roman « La vie secrète d’Elena Faber », mélangeant également histoire, amour et époques différentes. Plutôt tentant pour moi après cette expérience réussie.

Quels livres sur Marie Curie ou d’autres femmes scientifiques avez-vous lu, lesquels conseilleriez-vous ?

Autres citations :

« Ce sont de vieux messieurs, réplique Paul. Ils sont inquiets de voir une femme plus intelligente qu’eux bouleverser leurs vieux modes de pensée. Ne prête pas attention à ce que racontent les journaux… Ils cherchent juste à te faire renoncer. Reste forte, et continue à faire ton brillant travail. »

« En janvier 1911, le vote a lieu. Je ne suis pas admise à l’Académie. Un homme, qui a la moitié de mes qualifications et vingt ans de plus que moi, est élu à ma place. Bien que ce ne soit guère surprenant, je suis plus déçue que je m’y attendais. Toute ma vie, on m’a dit non parce que je suis une femme. J’ai été sotte de croire que cette fois serait différent. »

« En 1916, vingt camionnettes de radiologie sont sur le terrain – les petites Curie, comme on les appelle. Toutes sont équipées de rayons X et d’une dynamo, un générateur électrique que j’ai conçu et fait installer dans chaque véhicule de manière à avoir du courant. »« Alors que je ferme les yeux, l’obscurité se pare d’un éclat jaune d’or sublime, tel le radium ce soir-là dans notre laboratoire de longues années auparavant, comme si Pierre était monté au ciel capturer la lumière des étoiles et l’avait mise sous verre. »

Notes avis Bibliofeel avril 2022, Jillian Cantor, Marie et Marya

19 commentaires sur “Jillian CANTOR, Marie et Marya

  1. Antigone l’a également beaucoup aimé. Pour ma part j’avais aimé le roman d’Irène Frein sur un autre visage de Marie Curie, la femme amoureuse qui se perd en amour pour Langevin et puis il y a un roman jeunesse Brosnia et Maria qui retrace l’enfance de Marie Curie et sa soeur dont on parle peu et qui a eu un rôle déterminant dans son devenir 🙂

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    1. Le roman d’Irène Frain est formidable surtout au niveau de la méthode de travail, à partir des livres de compte de Marie Curie.
      Bronya, la sœur de Marie, est très présente dans ce roman de Jullian Cantor, tout comme Pierre Curie et bien d’autres personnages. On sent bien que le destin de Marie Curie s’est forgé par les rencontres et les solidarités. Je ne crois pas du tout qu’on puisse avancer seul, surtout pour un destin aussi extraordinaire !

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    1. Je n’étais pas forcément convaincu au départ mais je trouve que cela fonctionne très bien ! Il faut dire que l’autrice précise à la fin avoir écrit trois fois le roman avant de parvenir à un équilibre qui lui convienne. Belle performance. Aussi tenace que Marie Curie !

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    1. Ses filles aussi ont eu des vies exceptionnelles. Eve notamment qui a, comme sa sœur Irène, porté très très haut les valeurs familiales. J’ai sur ma liste sa biographie, Eve Curie, l’autre fille de Marie Curie par Claudine Monteil…

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