Robert Walser, Le commis

Traduit de l’allemand (Suisse) par Bernard Lortholary

Éditions Gallimard, publié en décembre 1985

262 pages

« Comme la vie, du reste, était agréable pour lui, dès que le patron était à l’extérieur ! Un pareil supérieur, quand bien même il eût été l’être le plus gentil du monde, n’en demeurait pas moins une cause d’attention incessante. « 

J’ai choisi ce livre dans le cadre d’une lecture commune « Les feuilles allemandes », organisées pendant le mois de novembre sur les excellents blogs « Et si on bouquinait un peu ? » et « Livr’escapades » .

« Le commis » nous transporte au début du siècle précédent. La forme que prend ce roman est pour le moins originale : pas de division en chapitre, mais 260 pages se contentant de raconter les péripéties les plus marquantes dans leur chronologie, dans un souffle ! Sorte de journal de bord étonnant de ce Joseph, ce commis décrit par Mme Tobler, la femme de son patron, comme « un drôle de personnage ». Cela forme un texte d’une grande valeur, une force vive jetée d’un coup sur le papier, qui m’a replongé dans des délices similaires à ceux de la lecture de « La Montagne magique » de Thomas Mann, roman écrit peu de temps après ceux de Robert Walser, au point que je me suis demandé si le grand Thomas Mann ne s’en était pas inspiré ?

Le récit commence par l’arrivée de Joseph Marti, jeune homme de vingt-quatre ans, dans ce nouvel emploi à « L’Etoile du Soir », superbe demeure achetée à grands frais par le patron. Il se termine quand Joseph en repart, juste au moment où débute une nouvelle année. Il prend la suite d’un certain Wirsich, qui a été mis à la porte pour récidive d’alcoolisme. Le patron, l’ingénieur Karl Tobler est un homme fantasque qui charge son nouveau commis d’assurer la promotion de ses inventions, le secrétariat de l’entreprise et surtout contenir les créanciers. Il est question de trouver des capitaux afin de développer la production et la vente de divers produits conçus par M. Tobler, formant un catalogue des plus hétéroclites, effet comique sur le lecteur assuré : l’horloge-réclame, le distributeur automatique pour tireurs, le fauteuil pour malade et la foreuse en profondeur… L’humour, voire l’ironie jaillissants en de brusques excès verbaux font partie de la panoplie du personnage principal et du plaisir à la lecture :

« Pour elle aussi, on avait de l’affection. D’ailleurs, on aime toujours les êtres à qui on a fait sentir son pouvoir et son influence. La bonne bourgeoisie prospère et à son aise humilie volontiers, ou du moins elle se penche volontiers sur ceux qu’elle humilie, et c’est un sentiment qui n’est assurément pas dépourvu d’une certaine bienveillance, mais aussi d’une certaine barbarie. »

Le roman possède une modernité étonnante : nous ne sommes pas sortis de la situation idéologique décrite ici. D’autres entrepreneurs plus roublards, moins généreux que M. Tobler ont pris le relais. Quant aux inventions, nous avons maintenant le téléphone et l’ordinateur avec publicités intégrées au système ; les distributeurs et automates en tout genre ont envahis nos vies jusqu’à mettre en place des magasins sans aucun personnel…

Joseph alterne entre ambition de faire bouger les lignes et satisfaction d’avoir trouvé un foyer accueillant où il peut jouir du paysage (lac et montagne, superbement décrits), des excellents repas sans oublier les petits cigares offerts par le patron et l’attirance-complicité trouble avec Mme Tobler. J’ai apprécié l’épisode où il tente d’intervenir face aux injustices répétées envers la deuxième fille de la maison, la petite Silvi, maltraitée par tous. Il se remémore également les discussions enflammées avec son amie Klara quant aux idées socialistes montantes à cette époque. Il rumine beaucoup, d’ailleurs ce qu’il dit est souvent mélangé avec ses monologues intérieurs. Il peut à l’occasion s’exprimer avec impertinence mais en le regrettant vite, de peur de perdre sa position rendue précaire par l’absence de soutien familial ou social (il n’évoque que son père et a peu d’amis).

« Joseph, après avoir parcouru cette lettre, dit qu’il la trouvait bien et qu’elle lui semblait seulement un peu trop pompeuse. Un style comme celui qu’avait employé là Mme Tobler convenait mieux, selon lui, au Moyen Age qu’à l’époque actuelle, qui était en train d’estomper et d’effacer, même si ce n’était qu’extérieurement, les différences sociales de rang et de naissance. »

Il a peu de prises sur sa vie, il la laisse se dérouler au jour le jour ayant bien du mal à réaliser le moindre objectif : quand il projette de faire la leçon à Mme Tobler concernant l’éducation donnée à ses enfants, il repousse constamment le moment de le faire… La critique sociale est diffuse, il n’est tout simplement pas en position pour l’exprimer.

« Et il avait tellement souvent, à des époques antérieures, erré dans des rues animées ou désertes, le cœur plein d’un sentiment d’abandon, froid, méchant, accablant. Il avait été tellement vieux dans sa jeunesse. Comme la conscience de n’être nulle part chez lui avait pu le paralyser et l’étouffer intérieurement ! »

Je vois des similitudes mais aussi des oppositions nettes avec le héros de « La Montagne magique » : Joseph est issu d’une famille de sept enfants dont on devine la pauvreté (il écrit à son père qu’il ne peut pas lui envoyer d’argent) alors que Thomas Mann et son personnage principal – Hans Castorp – sont issus de la grande bourgeoisie allemande. Joseph à la différence de Hans n’est pas dans les couches sociales régissant le monde, il en est à l’opposé, et cet écart le paralyse… Côté similitude, j’ai retrouvé une même ode à la nature, omniprésente au fil des pages, c’est elle qui sort systématiquement Joseph de la tristesse qu’il ressent souvent à l’analyse de ce qu’il vit, cela donne des pages teintées de poésie :

« C’était une chose convenable à faire, par une journée aussi belle, parcourue jusque dans ses derniers recoins par des pulsations de couleurs et de sons, et comme taillée tel un cristal. Et il y eut toute une série de journées semblables, où en se levant de son lit, on ne pouvait que se pencher à la fenêtre et se dire plusieurs fois de suite : quelle merveille ! »

Robert Walser (1878-1956) est un écrivain et poète suisse qui a écrit en quelques semaines entre 1907-1909, trois romans largement autobiographiques – Le commis, ou selon le titre de la première traduction L’Homme à tout faire, Les Enfants Tanner et L’Institut Benjamenta –, tout à fait en décalage avec le roman d’apprentissage allemand du XIXe siècle. En effet, le commis n’aboutit pas à l’intégration sociale et demeure dans son incertitude de jugement. Joseph est un employé ordinaire soumis aux colères de son patron, oscillant entre admiration et désir de revanche, possible transfuge de classe restant éternellement insatisfait de lui-même. Un grand merci aux feuilles allemandes sans qui je n’aurais pas ouvert ce classique, ni fait la connaissance de l’auteur de ce chef-d’œuvre.

Notes avis Bibliofeel novembre 2022, Robert Walser, Le commis

19 commentaires sur “Robert Walser, Le commis

    1. Quels sont tes livres préférés de cet auteur ? Je pense lire L’institut Benjamenta ou Les enfants Tanner, à moins que ma curiosité ne me pousse à lire la première traduction de ce roman là ? En tout cas voici une de mes meilleures lectures de l’année. 😊

      Aimé par 2 personnes

    1. Merci Alan. Je me suis senti très proche de ce commis. Ses hésitations à intervenir sont liées en grande partie au lien de subordination d’un emploi sans lequel il n’a pas les moyens de vivre. Mais il est un double de Robert Walser, et écrire, être lu et influencer les consciences, plus d’un siècle après, c’est aussi agir…

      J’aime

  1. Merci Alain pour cette très belle chronique. Je suis vraiment ravie que cette première participation aux Feuilles allemandes se soit révélée si positive 😊 Nous espérons pouvoir te compter parmi nous à l’avenir, d’autres pépites t’attendent…

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    1. L’écriture, pas sûr, mais les thèmes… Joseph est dans une micro société à L’étoile du sud tout comme Hans Castorp dans son sanatorium. C’est un avis tout personnel… J’ai adoré et je serais curieux d’avoir ton avis.

      Aimé par 1 personne

  2. Bonjour Alain, un grand merci tout d’abord pour ta participation à notre mois thématique. Je suis surtout très heureux que tu cela t’ait fait découvrir Robert Walser. J’avais beaucoup aimé « La promenade » et j’ai lu cette année « Les enfants Tanner », à qui je reconnais également beaucoup de qualités, même s’il ne fut pas un coup de coeur. Quoi qu’il en soit, « Le commis » semble être une excellente recommendation pour continuer à explorer son oeuvre. Merci !

    Aimé par 1 personne

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