Mahir ÜNSAL ERIŞ, L’été jaune

Édition de la Reine Blanche, mars 2022

Traduit du turc par Noémi Cingöz

Préface de Burhan Sönmez

200 pages

« Ma grand-mère semble avoir tricoté tout le champ avec pour mailles les pétales jaunes des tournesols. (Monsieur, p. 63) »

Plus je lis de recueils de nouvelles et plus je suis convaincu de la richesse du genre. L’été jaune en est une belle illustration. L’inventivité de la composition forme un tout singulier. Chaque histoire est une déclinaison de morceaux de vie ponctués par un évènement extérieur, un nuage de poussières jaunes annonçant, six jours plus tard, un tremblement de terre. Des lieux, des personnages réapparaissent sous un nouvel éclairage, selon le narrateur choisi. Métaphorique plus que réel, ce séisme n’est pas de ceux que connaît actuellement la Turquie et la Syrie. La confrontation avec la terrifiante actualité donne malgré tout une forte résonance à cette lecture.

Șengül : la plus courte et une des plus intenses nouvelles, annonçant la brièveté et la confusion des amours d’enfance. Șengül, petite Cosette turque, bonheur triste dont le souvenir persiste pour le narrateur. L’image marquante : Șengül, petite fille maltraitée, affamée par sa belle-mère, buvant le lait à même la brique après en avoir déchiré le coin avec les dents.

« L’odeur de lilas, de sueur un peu âcre, celle du lait qui coulait à la commissure de ses lèvres, sa façon de m’enlacer, étaient comme des plumes qui me chatouillaient le cœur. »

Monsieur : histoire de cet écrivain anonyme offrant ses services au journal Le démocrate. Le phénomène « été jaune » provoque l’interruption de la parution et la fin de cette collaboration providentielle. Une histoire à lire à plusieurs niveaux quand on connaît les atteintes à la liberté de la presse dans le régime autocratique actuel.

Gül Özlem Gül : une femme « entrouvre la porte » pour se libérer d’un mariage malheureux : à l’insu de son mari, elle loue un appartement qu’elle compte occuper bientôt. Magnifique portrait de femme qui n’accepte plus la domination des hommes. L’image que je retiendrai : la pièce accumulant les cadeaux qu’elle s’offre à elle-même.

La grue cendrée de mon grand-père : une grue cendrée, blessée par des chasseurs, est recueillie et sauvée par le grand-père qui va trouver avec elle une compagne fidèle. Malheureusement une usine de pétrochimie convoite le terrain où le vieil homme solitaire s’est construit une maison et a décidé d’y passer la fin de sa vie. Force et éclat d’une histoire magnifique !

« Si un oiseau passait sa vie sans rencontrer le moindre humain, il n’allait rien perdre de sa condition d’oiseau. Si un homme passait la sienne sans consommer de lait de chèvre ou de viande de veau, il n’allait pas mourir. Malheureusement, les hommes et les animaux étaient obligés de partager cette terre qui avait vieilli à force de tourner. Ce n’était pas un partage mais, chaque fois qu’ils se rencontraient, un évitement mutuel pour échapper au conflit. »

La fin du temps de l’amour : revient avec un autre éclairage sur la nouvelle « Jaune» et « Gül Özlem Gül». En lisant cette ultime version de ces temps d’« été jaune », j’ai eu soudain l’impression de terminer un véritable roman.

La couleur jaune se décline tout au long des pages : jaune des tournesols de la couverture (dessin de Murat Başol, illustrateur turc), jaune de la poussière apportée tout à coup par le vent, donnant au paysage l’aspect des vieilles photos jaunies du passé, voile inquiétant annonçant le tremblement de terre. L’évènement apparaît dans la deuxième moitié de la nouvelle – excepté celle intitulé Jaune. Le nuage puis le séisme ne sont pas la cause première des drames, ils accompagnent une histoire provoquée par les hommes eux-mêmes.

Le thème du tragique domine. Le phénomène sismique est le plus souvent un procédé narratif accompagnant l’action, la tragédie est déjà en germe auparavant, colorée et augmentée par ce jaune des éléments déchaînés, soulignant la violence du destin. L’auteur précise bien que par chance il n’y a eu aucune victime – énorme différence avec l’enfer du séisme de ce début d’année 2023 ! Et pourtant la mort violente est là, elle n’a pas de cause apportée du dehors mais bien au sein des familles ou de la société. Le titre de la dernière nouvelle La fin du temps de l’amour donne une clé. Les drames ont à voir avec le besoin d’amour, son manque entraînant frustration, naïveté et dérive.

L’écriture est ciselée, certainement bien servie par la traduction, et m’a plongé dans une Turquie fascinante, marche d’un l’Orient à la culture immense mais martyrisé depuis trop longtemps. Si le jaune domine, la tonalité générale est plus sombre. Le bonheur est de l’ordre du possible, pourtant la pauvreté ou la cupidité, l’incompréhension et l’égoïsme sont les vents porteurs d’un voile jaune ternissant les attentes, augmentant l’incertitude des lendemains et le malheur des femmes et des hommes.

Mahir Ünsal Eriş (né en 1980) est un écrivain turc. Il est aussi traducteur de l’anglais et de l’hébreu. Il a publié en Turquie trois romans et cinq recueils de nouvelles. Il a reçu différentes récompenses dont le prestigieux prix Sait Faik. Il vit actuellement au Royaume-Uni. L’été jaune est le premier ouvrage de l’auteur traduit en français.

Je remercie Babelio et les éditions la Reine Blanche pour cette lecture qui m’a surpris par sa profondeur et son humanité.

Notes avis bibliofeel février 2023, Mahir Ünsal Eriş, L’été jaune

8 commentaires sur “Mahir ÜNSAL ERIŞ, L’été jaune

  1. La nouvelle est certainement un genre qui n’est pas apprécié à sa juste valeur ! Il y a de très beaux recueils de nouvelles qui m’ont marqué et qui font partie de mes lectures favorites, pourtant (je pense au Dernier été de Klingsor de Hermann Hesse). L’été jaune m’a l’air d’être tout aussi abouti et ça sera pour moi une première introduction dans la littérature turque. Merci la recommandation !

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    1. Merci pour ton commentaire et pour ce recueil de nouvelles d’un auteur que j’apprécie. Je ne connais pas Dernier été de Klingsor et serais enchanté de le découvrir. La Turquie est un beau pays à la culture pas assez connue, les artistes sont réprimés, malheureusement. J’ai rencontré là-bas de belles personnes et je ne sais pas ce qu’elles sont devenues… S’intéresser à leur culture est une manière de penser à eux… et aussi à toutes les victimes du séisme.

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  2. Merci pour ton commentaire et pour ce recueil de nouvelles d’un auteur que j’apprécie. Je ne connais pas Dernier été de Klingsor et serais enchanté de le découvrir. La Turquie est un beau pays à la culture pas assez connue, les artistes sont réprimés, malheureusement. J’ai rencontré là-bas de belles personnes et je ne sais pas ce qu’elles sont devenues… S’intéresser à leur culture est une manière de penser à eux… et aussi à toutes les victimes du séisme.

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  3. Merci pour cette découverte. La Turquie est un des berceaux de la civilisation et l’orient a depuis longtemps des trésors. Dommage qu’il y ait cette répression artistique.
    Moi aussi j’ai envie de lire des nouvelles. J’aimerais aussi en écrire. Peux-tu me conseiller en lecture dans ce domaine et dans un style à la fois poétique et onirique stp?
    Bonne semaine

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    1. Je pense immédiatement à Jaruki
      Murakami, Des hommes sans femmes, Idylles de André Dhôtel ou La route de Sampo de Hwang sok-yong… Ceci dit j’en lis depuis assez peu de temps et au gré des rencontres. Bonne semaine à toi aussi !

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