Toni MORRISON, Beloved

Traduit de l’anglais (États-Unis) et postface par Jakuta Alikavazovic

Christian Bourgois éditeur, publié en août 2023

448 pages

Ma chronique sera plus longue que d’habitude, mais comment parler d’un chef-d’œuvre en quelques lignes ? Je vais d’abord parler de la nouvelle traduction et de la postface de la traductrice qui fait corps avec le texte de Toni Morrison, puis résumer brièvement le roman de façon chronologique, ce qui peut éviter à certains lecteurs d’être rebutés par le côté éclaté de la narration (libre à vous de lire ou pas cette partie…). Je n’ai pas pu résister à donner des extraits de la postface de la traductrice dont l’analyse, brillante, magnifie encore un peu plus le texte de Toni Morrison. Pour terminer avec quelques citations dans cette traduction récente et dans celle de 1989, à titre de comparaison.

« Peut-être le roman parfait »… Ce n’est pas moi qui le dit mais la traductrice, Jakuta Alikavazovic, dans une postface enflammée, sous titrée De la liberté. Elle dit son éblouissement et son désir de ce roman dans une lecture qui adopte le temps de l’écriture… La traduction comme une lecture privilégiée : c’est beau pour celle ou celui à même d’atteindre ce Graal. Ainsi, le texte retrouve une nouvelle jeunesse, une nouvelle vigueur bienvenue, n’en déplaise aux bas-de-plafond instaurant de nouvelles formes de censures, proscrivant Beloved de nos jours dans certains établissements scolaires, aux États-Unis…

On a de plus en plus de nouvelles traductions de classiques, cela me réjouit. J’ai même du mal à résister à ce type de publication. Et pourtant j’avais toutes les raisons de reporter cette lecture avec les dizaines de romans reçus pour la sélection du Prix du livre Orange 2024… Mais je ne regrette pas de ne pas avoir résisté et de m’être plongé dans ces pages magnifiques. D’une certaine manière ce livre là, avec la postface qui se hausse au niveau de l’œuvre, bénéficiant du recul de 25 ans, me sert de mètre-étalon pour élaborer un avis sur les romans tels qu’ils se publient actuellement. J’ai comparé de longs passages de la traduction de 1989 avec celle-ci. Je préfère de loin celle-ci, sans être en mesure de dire laquelle respecte l’originale… Mais est-ce la question si l’esprit du texte est respecté ? Toute traduction est une interprétation et on l’admet facilement pour la musique de Bach, Beethoven, Mozart… Ici l’écriture et le rythme sont plus vifs, le texte plus resserré donnant une musique favorisant l’accueil du sens, de cet amour retiré et donné à la fois à Beloved.

Résumé chronologique :

1855 : Sethe, esclave dans la plantation de Sweet Home, s’est enfuie pour rejoindre la mère de son mari, Baby Suggs, la seule dont la liberté a pu être rachetée par son fils. Avant sa propre fuite, Sethe a envoyé chez sa belle-mère ses trois enfants : deux garçons et une petite fille qui commence à peine à ramper. Au cours de sa fuite, Sethe, enceinte, accouche d’une autre petite fille qu’elle prénomme Denver. Elle se croit tirée d’affaire, mais les Blancs qui recherchent les fuyards, finissent par les trouver. Cachée dans la grange, désespérée, elle tue sa fille de deux ans afin de lui épargner une vie d’esclave. Denver, elle, sera sauvée in extremis. Sethe sera emprisonnée, puis libérée et retournera vivre chez Baby Suggs où elles seront accompagnées du fantôme du bébé…

1873, Ohio, où la protagoniste Sethe et sa fille Denver essayent de reconstruire leur vie après la fin de la guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage. La belle-mère de Sethe, Baby Suggs, a vécu avec elles jusqu’à sa mort huit ans plus tôt. Juste avant la mort de Baby Suggs, les deux fils de Sethe, Howard et Buglar, s’étaient enfuis. Sethe croit qu’ils se sont enfuis à cause de la présence malveillante qui a hanté leur maison au 124, chemin Bluestone, pendant des années. L’histoire s’ouvre sur une introduction au fantôme : « Le 124 était habité de malveillance. Imprégné de la malédiction d’un bébé. Les femmes de la maison le savaient et les enfants aussi. » Un jour une jeune fille perdue, mystérieuse, se présente à leur porte. Elle a dix-huit ans et prétend s’appeler Beloved comme l’inscription sur la tombe du bébé que Sethe a tué des années auparavant.

Extraits de la postface:

Jakuta Alikavazovic : « Qu’est-ce qu’un livre parfait ? La question, à première vue, n’a pas plus de sens que celle de savoir ce qu’est un séisme parfait. Et pourtant. »…

La liberté est le thème principal de l’œuvre de Toni Morrison. « Qui, dans l’histoire des États-Unis, en a été privé d’avantage que quiconque ? A partir de là elle écrit l’histoire de Sethe. Un roman sur la liberté. Et sur son prix. »

« une vision. Une fille qui sort de l’eau, un chapeau sur la tête. Qui est-elle ? » Au cœur du livre apparaît non l’assassine d’un bébé, mais l’assassinée, a l’âge qu’elle aurait alors, 18 ans... »

« Sa source d’inspiration : l’histoire vraie d’une ancienne esclave, Margaret Garner, qui tente de tuer ses enfants (et, pour l’un y parvient) plutôt que les rendre à la captivité. Toni Morrison est la première à le revendiquer : au-delà de ce point de départ historique, elle s’affranchit des faits. S’en remet à son imagination. On pourrait le dire autrement : pour écrire sur la liberté, il lui faut une forme libre. Et la forme suprême que prend la liberté au vingtième siècle, c’est peut-être le roman. Un roman comme une rivière en crue, qui quitte le lit du réalisme et même, semble-t-il parfois, celui de la prose. Une langue qui marie les contraires et dont l’effet ne se laisse circonscrire que par d’apparents oxymores : ainsi parle-t-on pour Beloved, de réalisme magique, de prose poétique. En résulte un roman aux multiples facettes, histoire de famille, histoire de fantôme, histoire d’amour. Histoire politique, également, et réquisitoire contre tout un pays qui longtemps aura préféré regarder ailleurs. Faire comme si de rien n’était. »

Dans son discours d’acceptation du prix Nobel en 1993, à Stockholm, Toni Morrison insiste sur le rôle du langage : « la nécessité de le défendre face aux attaques délétères dont il est la cible, face aux ersatz qui le mettent en péril : des formes d’expression qui se prétendent vivantes mais qui sont mortes. Et qui répandent la mort. Du « langage estropié qui estropie« , dit-elle, diamétralement opposé de sa fonction première : « un outil qui permet de rencontrer le sens, qui sert de boussole, qui exprime l’amour« . Et d’ajouter cette précision qui me semble essentielle : « il ne s’agit pas de contraindre le langage à rester en vie« , ni d’« envisager cette survie comme une fin en soi. La vitalité d’une langue réside dans son aptitude à dépeindre l’existence concrète, fictive et potentielle de ceux qui la parlent, la lisent, l’écrivent« . Pourquoi cette phrase est-elle essentielle ? Pour ce qu’elle dit du langage, bien entendu. Mais aussi – surtout ?- pour ce qu’elle dit de l’existence. De sa nature : car la vie que nous chérissons ou devrions chérir n’est pleine, entière qu’à considérer sa nature triple.  » Concrète, fictive et potentielle« . C’est parce que l’existence est telle que nous avons besoin de ce langage qu’est la littérature. »

Citations en comparant les deux traductions disponibles :

Traduction de 1989 due à Hortense Chabrier et Sylviane Rué :

« Paul D s’assied dans le fauteuil à bascule et examine l’édredon rapiécé de couleur de carnaval. Ses mains pendent, molles, entre ses genoux. Il y a trop de choses à éprouver pour cette femme. La tête lui fait mal. Soudain il se souvient de N° Six, quand il essayait de décrire ce qu’il ressentait pour la Femme-aux-Cinquante-Kilomètres.

– C’est l’amie de mon esprit. Elle me ressemble, vieux. Les morceaux que je suis, elle les rassemble et elle me les rend tout remis en ordre. C’est bon, tu sais, d’avoir une femme qui est l’amie de ton esprit. »»

Traduction de 2023 due à Jakuta Alikavazovic :

« Paul D s’assoit dans le fauteuil à bascule et examine le patchwork aux couleurs de fête foraine. Ses mains sont molles entre ses genoux. Il y a trop de choses à éprouver envers cette femme. Il a mal à la tête. Soudain lui revient la façon dont Sixo s’efforçait de décrire ses sentiments pour la femme des Cinquante Bornes. « Elle est une amie de mon esprit. Elle me rassemble, mon gars. Les morceaux qui me font, elle les rassemble et elle me les rend tout dans le bon ordre. Ça fait du bien, tu sais, d’avoir une femme qui est l’amie de ton esprit.« »

Autre citation dans la traduction de 1989 due à Hortense Chabrier et Sylviane Rué :

« – N° Six plante du seigle pour que la parcelle d’en haut donne mieux. N° Six prend, et puis il nourrit la terre, et ça vous fait une meilleure récolte. N° Six prend et nourrit N° Six, ça fait qu’il vous donne plus de travail.

Astucieux, mais Maître d’École le fouetta quand même pour lui montrer que les définitions appartiennent aux définisseurs, et non pas aux définis. »

et dans la traduction de 2023 due à Jakuta Alikavazovic :

« « Sixo plante du seigle pour donner une meilleure chance au carré du haut. Sixo prend et nourrit la terre, vous donne plus de récoltes. Sixo prend et nourrit Sixo, vous donne plus de travail.« 

Malin, mais le maître d’école le battit néanmoins, histoire de lui montrer que les définitions appartiennent à ceux qui définissent – et non à ceux qui sont définis. »

Un livre essentiel – rehaussé encore par cette traduction lumineuse – qui va entrer dans mon panthéon littéraire personnel, une langue vivante qui fait du bien, un livre qui lave de la médiocrité, de la barbarie. Peut-être bien le roman parfait ! Qu’en pensez-vous ?

Notes avis Bibliofeel février 2024, Tony Morrisson, Beloved

13 commentaires sur “Toni MORRISON, Beloved

  1. Ouahhhh! Je suis au summum du plaisir littéraire ! Un acmé de lecture ! Qu’il est agréable de comparer deux traductions et d’imaginer le texte originel que les traducteurs nuancent par leurs choix.
    Et le féminin « assassine » m’a plongée dans une analyse de la différence entre « assassin » et « meurtrier » dont je viens de discuter avec mon époux, expert en mots fléchés quoique non cruciverbiste. Nous avons l’amour des mots…
    Et cette introduction dont vous citez des passages magnifiques de philosophique ressenti est encore un autre plaisir.
    Et si l’on a vu le beau film de 1999 de J. Demme, tout ceci forme un « melting pot de pensées » qui me fait grandir et dont je vous remercie. 🌈☀️

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    1. Vous êtes géniale dans vos commentaires ! Au moins vous n’avez pas peur de faire plaisir ! Un seul commentaire de ce niveau justifie de continuer mes petites chroniques hebdomadaires. Mille merci, vraiment !
      « Nous avons l’amour des mots », c’est beau et bon cet amour là !
      J’aime bien votre expression « melting pot de pensées ». C’est tout à fait ce qui c’est produit avec ce livre ! Jamais auparavant je n’aurais pensé écrire sans rire « un roman parfait », une expression qui m’a provoqué une intense réflexion sur ce qu’était un bon roman. Utile, alors que je participe au jury littéraire du livre Orange…
      Je ne connais pas le film mais il me tente bien !
      Belle journée à vous !

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      1. Faire plaisir… C’est ce qui me remplit de plaisir moi-même. Quand je le pouvais, je demandais aux collégiens de se faire des batailles de compliments, ce qui développait leur vocabulaire ! Certains prennent la gentillesse et l’enthousiasme pour de la mollesse ou de la bêtise. Exprimer sa joie me paraît plus essentiel que s’enliser dans la peine. Vous m’avez régalée dans cet article, acceptez donc que je vous en complimente. Ce monde est trop plein de causes de tristesse ou pire… 💐🌈☀️

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  2. Très bel article qui me donne envie de lire le livre. Je n’ai rien lu de Toni Morrisson. J’avais commencé à en lire un (je ne me rappelle pas du titre) mais je n’avais pas accroché et avais abandonné.C’est très intéressant de présenter les extraits des deux traductions même si les differences entre les deux me paraissent assez subtiles.

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    1. Merci Catherine pour le « très bel article ». Cela me fait plaisir pour cette chronique… même si j’ai recopié pas mal sur la postface. Difficile de s’aligner quand on a un niveau aussi élevé de texte et de traductrice ! Les différences me paraissent assez nettes quand on lit un chapitre complet. Il y a notamment ces parenthèses au lieu des tirets des dialogues et cela modifient la lecture. Je t’encourage à choisir cette nouvelle traduction si tu décides de le lire. J’admet que la construction de récit de Toni Morrison déroute. Il faut la suivre car elle n’indique pas toujours qui parle et quand… C’est pourquoi j’ai mis un résumé chronologique qui m’aurait été bien utile, m’évitant de rechercher dans les pages du début… Mais c’est un très grand roman, joliment mis à neuf. Cette tache indélébile de l’esclavage sur nos sociétés (la France en a bénéficié longtemps…) en avait bien besoin. Belle journée. Alain

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    1. Sur cette chronique, il faut surtout remercier la traductrice Jakuta Alikavazovic qui a fait, il me semble, un travail formidable. J’ai recopié en grande partie son texte de la postface qu’il faudrait lire dans son intégralité tellement elle est magistrale. J’ai très envie de lire sa propre production, notamment Corps volatils, prix du premier roman et Comme un ciel en nous prix Médicis essai. J’ai adoré comparer les deux traductions, ou tout au moins des passages…

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  3. Géniale ta chronique! c’est un plaisir de te lire. A chaque fois que différentes traductions existent je suis très curieuse et etonnée des différences assez flagrantes que l’on peut lire en fonction de la traduction!

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    1. Merciiii. La traduction m’a paru donner de nouvelles couleurs à un roman d’exception. Certains traducteurs parviennent à se mettre au niveau du chef-d’œuvre initial. C’est le cas ici… Ne pas s’en priver !

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