Éditions de Philippe Bonnefis et Brigitte Bercoff
Le livre de poche classique, octobre 1967
414 pages
Lire La Curée 150 ans après sa publication se révèle passionnant. Ce roman a tout pour retrouver un second souffle à travers le portrait qu’il dresse de cette femme captivante qu’est Renée. Une vraie surprise pour moi qui n’avais jamais vu Zola sous cet angle. J’ai d’ailleurs souvent pensé à Madame Bovary – paru quelques années auparavant – mais là, on a un roman qui s’envole très haut dans le mordant, l’exubérance, la poésie… Je suis heureux d’avoir lu La Curée, deuxième tome des Rougon-Maquart après Le Docteur Pascal – le dernier tome et sorte de résumé de la série qui en compte vingt. J’ai ainsi pu voir comment Emile Zola fait le lien entre ses personnages au fil du temps : Clotilde, personnage principal dans Le Docteur Pascal, est la fille d’Aristide Saccard que celui-ci confie à la mort d’Angèle, sa première femme, à l’un de ses frères, Pascal Rougon, médecin à Plassans.
La curée commence en 1870, par la promenade au Bois de Boulogne de Renée et son beau-fils Maxime. Elle a à peine 30 ans, Maxime a seulement 20 ans. Le chapitre 2 reprend l’histoire à partir de l’arrivée d’Aristide Rougon, dit Saccard, en 1851, l’année du coup d’état de Louis-Napoléon. Bien décidé à faire fortune, il rejoint à Paris sa sœur Sidonie et son frère Eugène alors en quête d’une carrière politique (il deviendra ministre). Par l’intermédiaire de sa sœur Sidonie agissant en dessous – ah… son « éternelle robe noire, limée aux plis, fripée et blanchie par l’usage » –, Saccard se marie avec Renée, qui enceinte doit accepter un mariage arrangé avec cet homme qu’elle ne connaît pas. Consacré à la spéculation lors des grands travaux du baron Haussmann, la magnifique Renée trône telle une déesse dans toutes les scènes. Il y a là un très grand roman qui m’a impressionné, décuplant mon admiration pour cet auteur incroyable.
Saccard semble le gagnant dans cette morale de l’argent où tous les coups sont permis. Et pourtant… Si Zola place la honte du côté de Renée, avec ses dépenses inconsidérées pour le paraître, avec l’adultère – grand mot quand le mariage avec Saccard n’est qu’un mariage d’intérêt : elle parce qu’elle est enceinte, lui pour l’argent et la position sociale –, quant à l’inceste avec Maxime, ils ont peu de différence d’âge et il n’est pas son fils… En prenant un peu de recul sur l’ensemble du récit, il me semble que Zola a créé à travers Renée un personnage de femme très moderne. La beauté et l’humanité sont du côté de Renée, pas d’Aristide Saccard. La honte mise en avant est liée à la morale de son époque, que Zola ne pouvait ignorer s’il voulait être publié. On a le portrait d’une femme cherchant la liberté, éprise du beau. Elle se met en scène que ce soit dans sa chambre, dans la serre – le talent de Zola pour la description est fabuleux. C’est elle qui est à la manœuvre, un rôle habituellement réservé aux hommes : Maxime est décrit comme beau, manquant de volonté, faible comme une fille. Zola renverse, par ce procédé, les conventions de son temps. C’est Renée qui demande au jeune homme de monter dans sa chambre et, en l’absence de sa femme de chambre, de l’aider à se déshabiller… C’est elle qui séduit Maxime, un être sans volonté propre, pour le plaisir et un amour véritable qu’elle semble n’avoir jamais connu. L’inversion des rôles permet de questionner la place des femmes (on a pour compléter ce questionnement le couple lesbien formé par la marquise Adeline d’Espanet et Suzanne Haffner, appelées les inséparables…).
Qui aime Paris et son histoire devrait lire La Curée. Je me suis promené avec Renée et Maxime dans cette calèche, entre le lac du Bois de Boulogne et l’hôtel du parc Monceau, aménagé à grand frais par Aristide Saccard. J’ai vécu l’ embarras de voitures », les chevaux « soufflant d’impatience », la file des voitures bloquées au soleil couchant : calèches, coupés, huit-ressorts, victorias, landaus, fiacres, équipages somptueux où le tout Paris se donne en spectacle. Suivre sur une carte de Paris prend un peu de temps, mais quelle merveille de se transporter à cette époque où les joies du périph, des gaz d’échappement et des vrais embouteillages n’étaient même pas imaginés ! Prendre par l’avenue de l’Impératrice (aujourd’hui avenue Foch) avec l’Arc de triomphe tout au fond, poursuivre par l’avenue de la Reine-Hortense (aujourd’hui avenue Hoche), observer les cavaliers dans les contre-allées, entrer dans la cour du luxueux hôtel particulier au bout de la rue Monceau, à quelques pas du boulevard Malesherbes tout juste percé en 1962 ! La plume de Zola permet ce miracle de voyager dans le temps !
La curée paraît à la chute de l’empire à partir de septembre 1871, en feuilleton dans La cloche, avant d’être interdit par décision du parquet de M. Thiers. Ce qui ne m’étonne pas tant la charge contre le second empire de Napoléon III, une classe sociale avide d’argent quels que soient les moyens utilisés, et aussi la liberté accordée par l’auteur à son héroïne sont très en avance sur l’époque.
La scène où Saccard emmène Angèle aux buttes Montmartre est centrale et magnifique. Il observe la ville en bas comme un général avant la bataille. Il a appris, en tant que simple employé à l’Hôtel de ville, que des travaux gigantesques vont commencer et devine qu’il y a beaucoup d’argent à gagner :
« Ses fonctions lui avaient appris ce qu’on peut voler dans l’achat et la vente des immeubles et des terrains. Il était au courant de toutes les escroqueries classiques : il savait comment on revend pour un million ce qui a coûté cent mille francs ; comment on paie le droit de crocheter les caisses de l’État, qui sourit et ferme les yeux ; comment, en faisant passer un boulevard sur le ventre d’un vieux quartier, on jongle, aux applaudissements de toutes les dupes, avec les maisons à six étages. »
Cette édition bénéficie de nombreuses illustrations insérées dans le texte, d’une préface intéressante de Henri Mitterrand, d’une étude et de commentaires de Philippe Bonnefis et de notes de Brigitte Bercoff. Les notes sont très utiles même si elles datent un peu (à la différence du texte de Zola qui semble rajeunir), insistant sur des incohérences de dates – il s’agit bien d’un roman et l’aspect historique constitue une toile de fond et pas l’inverse – alors qu’il n’est pas du tout question de la modernité du personnage de Renée, ce que j’explique par rapport au regard nouveau porté sur la place des femmes dans la société. Un avis très personnel donc un peu risqué… Avez-vous lu La Curée ? Que pensez-vous de la modernité ou non des thèmes et de Renée en particulier ?
J’ai eu envie de revenir à Zola, et ce roman en particulier, après avoir lu l’excellent article intitulé « Zola, un poète ? » de Gabriel Grossi dont je suis l’excellent blog « Littérature Portes Ouvertes » : https://wordpress.com/read/blogs/85034139/posts/19299
Autres citations :
« Aristide Rougon s’abattit sur Paris, au lendemain du 2 décembre, avec ce flair des oiseaux de proie qui sentent de loin le champ de bataille. »
« La société, sauvée encore une fois, se félicitait, se reposait, faisait la grasse matinée, maintenant qu’un gouvernement fort la protégeait et lui ôtait jusqu’au soucis de penser et de régler ses affaires. »
« Elle nommait Mme Daste, Mme Tessière, la baronne de Meinhold, ces créatures dont les amants payaient le luxe, et qui étaient cotées dans le beau monde comme des valeurs à la Bourse. Mme de Guende était tellement bête et tellement bien faite qu’elle avait pour amants trois officiers supérieurs à la fois, sans pouvoir les distinguer, à cause de leur uniforme ; ce qui faisait dire à ce démon de Louise qu’elle les forçait d’abord à se mettre en chemise, pour savoir auquel des trois elle parlait. »
« Mais on ne l’écoutait pas. La salle à manger était pleine, et les habits noirs, inquiets se haussaient à la porte. Devant les dressoirs, des groupes stationnaient, mangeant vite, se serrant. Beaucoup avalaient sans boire, n’ayant pu mettre la main sur un verre. D’autres, au contraire, buvaient, en courant inutilement après un morceau de pain. »
Autre illustration :
Photo avec le visage d’Émile Zola (composition personnelle à partir du tableau de Gustave Caillebotte, temps de pluie, 1877), illustration de la couverture du livre : Gustave Caillebotte, Homme au balcon (détail), 1880.
Notes avis Bibliofeel janvier 2023, Émile Zola, La Curée
On devine sans mal la passion qui t’a animé à la lecture de ce roman 🙂 C’est à mon sens ce qui prime quand on découvre un livre et tu le dis fort bien à travers cette critique.
Bonne journée Alain !
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Il me faut découvrir ce type de livres qui, après lecture, me semblent essentiels à mon expérience de la vie ? J’ai lu plusieurs Zola : La terre, Germinal, La bête humaine, Le docteur Pascal mais celui-ci m’a vraiment étonné par sa modernité. Bonne journée Laurence !
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J’aime revenir, de temps en temps, vers Zola. J’ai découvert La curée « sur le tard », il y a presque cinq ans, et j’ai beaucoup aimé, notamment l’ironie féroce avec laquelle il dépeint ce milieu décadent de parvenus vénaux et creux. Ce roman n’a pas pris une ride !
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Oui tout à fait. Le milieu décadent est toujours là… La dénonciation n’est pas au niveau d’un Zola. Les mots se sont-ils affaiblis dans la multitude de l’édition et manœuvres de diversions ? Merci pour ton commentaire !
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J’ai dû lire ce roman deux fois avant de bien comprendre La curée dont il parlait. Et j’avais aimé cette lecture.
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Je ne suis pas surpris. J’ai relu certains passages deux fois tellement le style est riche et parfois poétique, ce qui participe à la force de l’œuvre !
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Si Zola était encore vivant… Le monde n’a guère changé, à part les habits et les fiacres 😉 .
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Tout à fait malheureusement, les mots se sont même affaiblis, épuisés par leur profusion et quantité de manoeuvres hypocrites. La condition des femmes, elle, a bien changé même s’il reste beaucoup à faire. L’aspect novateur de La Curée à ce sujet est trop souvent gommé…
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J’ai lu ce roman de Zola il y a bien longtemps lors de mes études littéraires… Je me souviens que j’avais aimé le décadentisme (la serre-thème majeur dans ce courant) même si le premier courant qui y est rattaché est le naturalisme.
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Excellente idée de relire Zola. Je dois dire que j’ai lu La Curée il y a plus de 20 ans, et que le souvenir s’est estompé… mais à voir ton enthousiasme, je vais le remettre au programme :-). Cette année, j’avais justement planifié de découvrir « Le docteur Pascal ».
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Toujours bien de relire Zola à la lumière de notre temps. Et ces deux tomes là sont excellents et racontent beaucoup de cet auteur. J’ai donc l’espoir de voir des nouvelles chroniques sur Zola dans l’année 😃
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Vous faites un très beau portrait de Renée, merci pour elle 🙂
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C’est Émile Zola… 🤗 Merci à vous !
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Une très belle chronique pour un roman très beau et intelligent ! J’aime la passion et l’enthousiasme qui se dégagent de tes mots.
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Merciii… J’aime ton commentaire 😃
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Bonjour Alain,
Merci de m’avoir quelque peu remis en tête l’histoire de « La Curée », qui n’est pas le roman de Zola qui m’a le plus marquée… J’ai en revanche lu « La Joie de vivre » l’année dernière, et quelle magnifique lecture !
Bon dimanche,
Lilly
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Je ne le connais pas. Ce sera peut-être le prochain livre de Zola que je lirais puisque j’y reviens de temps en temps. Merci Lilly pour ta suggestion. Bonne soirée !
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Il est formidable (mais Zola est un tel écrivain, de toute façon…) ! J’aime aussi beaucoup « Au bonheur des dames », mais peut-être l’as-tu déjà lu ?
Bonne soirée !
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Et non, pas encore. Mes préférés La terre et Le docteur Pascal. Belle journée Lilly 😊
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… Que je n’ai pas lus ! J’ai hâte de les découvrir alors !
Merci et à bientôt 🙂
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Quel beau billet rempli d’enthousiasme ! Ce n’est pas le roman le plus lu de la saga et je trouve cela très intéressant d’en parler. Bravo !
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Voilà un commentaire bien agréable à lire 😃 Merci infiniment !
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