Éditions de l’Olivier, 1993 et avril 2022 pour la présente édition
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Carasso, Simone Hilling, François Lasquin et Gabrielle Rolin
196 pages

Une épigraphe est une citation placée en tête d’un écrit, en particulier un livre ou une partie d’un livre, pour en suggérer le contenu ou l’esprit, et donner ainsi une idée des intentions de l’auteur. Celle de l’excellent recueil de nouvelles de Gilles Dienst « Le sens de la vie » était signée Raymond Carver. J’ai pu constater la puissance de la force transmise, émergeant de l’œuvre de Gilles Diens. Il devenait impératif pour moi d’aller voir qui était cet auteur.
Voici tout d’abord cette formidable citation de cet écrivain américain considéré comme le maître de la nouvelle :
« Il y a d’abord cette vision fugace. Ensuite la vision
fugace s’anime, se mue en quelque chose qui va
illuminer l’instant et va, peut-être, laisser une
empreinte indélébile dans l’esprit du lecteur, qui
l’intègrera à son expérience personnelle de la vie, pour
reprendre la belle formule d’Hemingway. Pour de bon.
Et à jamais. C’est là tout l’espoir de l’écrivain. »
Le style, dans Neuf histoires et un poème, est la première chose qui m’a frappé ! Une force rare, dans la concision… Comment l’auteur parvient-il à nous happer dans son histoire aussi vite, aussi totalement ? Certaines histoires sont des chefs-d’œuvre. Oui, des chefs-d’œuvre qui ont souvent été adaptés au théâtre, au cinéma… Robert Altman s’est, par exemple, inspiré des récits de ce recueil pour son film Shortcuts, lauréat du Lion d’Or de Venise en 1993.
J’ai trouvé une belle cohérence dans le choix et le traitement des sujets. L’auteur s’intéresse aux gens du peuple, à leurs difficultés d’accès au travail – un travail inintéressant la plupart du temps, des personnages en manque d’argent et de perspectives pour le futur. Il aime mettre en scène un couple ou des couples qui se rencontrent – en crise bien souvent. Autres thèmes communs à ces récits, l’incompréhension et la violence entre hommes et femmes, l’incommunicabilité entre tous et toujours une dose de mystère. Il plonge d’emblée le lecteur dans la situation, découvrant très vite le point de bascule et le glissement vers une suite indécise.
« Il ne savait pas quoi faire. Et pas seulement dans ce cas précis, non, en général aussi. Non seulement il ignorait ce qu’il allait faire aujourd’hui et demain, mais en plus il ignorait ce qu’il ferait tous les autres jours de sa vie. Il entendit les enfants qui remuaient. Il se redressa sur sa chaise et se força à sourire lorsqu’ils entrèrent dans la cuisine. »
Les hommes sont volages, attirés par l’alcool. La violence n’est jamais loin. Rarement les mœurs de l’Amérique étasunienne n’ont été aussi bien relatées.
Voici une petite présentation de chacune des nouvelles, sans en dévoiler plus qu’il ne faut… Et un astérisque pour celles qui m’ont le plus marqué.
Voisins de palier * : deux couples sont voisins et amis. Enfin amis, c’est vite dit… Un des couples part en vacances. Le couple « ami » accepte bien entendu d’aller nourrir le chat, arroser les plantes. Situation banale sauf que la différence de statut social, la jalousie va faire du dégât…
Ils t’ont pas épousée : Earl regarde sa femme différemment depuis qu’il a capté certaines réflexions de clients à la cafétéria où elle est serveuse. Il devient exigeant avec elle, très exigeant et veut la changer…
Les vitamines du bonheur * : le travail est très présent dans ces nouvelles. Ici il consiste à vendre des vitamines. « J’avais un travail et Patti n’en avait pas ». Lui a « un job minable », elle, Patti, doit sonner aux portes des gens pour vendre ses vitamines. Une scène est particulièrement marquante, celle du bar où le narrateur accompagné de Donna, l’amie de Patti, qu’il doit raccompagner chez elle, rencontre Nelson, un gars tout juste rentré du Viêt Nam – en pleine guerre et il est sérieusement perturbé...
« Nelson a levé sa bouteille et a bu une rasade au goulot. Il a revissé le bouchon, posé la bouteille sur la table et mis son chapeau par-dessus. « Vraiment bons amis », il a dit. »
Tais-toi je t’en prie : Ralph raconte comment il a fait avouer à sa femme Marian une infidélité datant de plusieurs années. La précision de l’écriture permet de visualiser les scènes d’une façon incroyable, vraiment impressionnante. L’errance de Ralph suit la révélation, pourtant il a promis de ne pas se fâcher. Les mains, les yeux sont au centre de l’écriture dans cette nouvelle.
Toute cette eau si près de la maison * : Claire raconte ce qui est arrivé à son mari lors d’une partie de pêche avec des copains. Un cadavre découvert dans le lac… Angoisse de la femme, rejet de toute culpabilité de l’homme dans une affaire qui ne semble pas le concerner vraiment.
Une petite douceur * : un enfant victime d’un chauffard. Un gâteau d’anniversaire commandé et jamais récupéré. S’il y avait un seul récit à lire sur la peine de la disparition d’un être cher ce serait celui-là. Le talent de Raymond Carver à peindre la condition humaine éclate ici en plus d’un art du récit court tout à fait stupéfiant. Une de mes nouvelles préférées de ce recueil qui risque bien de me laisser une empreint indélébile, me marquer à jamais.
Jerry et Molly et Sam : recevoir un chien en cadeau peut perturber l’équilibre d’une famille, surtout si cet équilibre est précaire au départ. Al, qui craint de perdre son travail, en voit sa vie bouleversée. Déjà que tout va mal… Pourquoi ne pas se débarrasser du chien à l’insu de sa femme et des enfants ?
L’aspiration : une autre histoire avec de la vente à domicile. Un mystérieux représentant en aspirateur fait irruption dans la vie d’un homme sans travail. Une nouvelle décalée et délicieusement absurde.
Je dis aux femmes qu’on va faire un tour : Bill et Jerry sont des amis de longue date et le reste quand ils ont une vie de couple avec maison, enfants… Mais un jour Jerry emmène Bill faire un tour, croisant sur la route deux filles à vélos…
Citronnade : Raymond Carver a aussi écrit de la poésie. Le texte présenté ici s’apparente plus à une courte nouvelle, selon moi…
Il y a du génie dans l’écriture de ces nouvelles. Raymond Carver y a aussi mis beaucoup de lui-même, on peut y lire une partie de ce qu’a été sa courte vie – il disparaissait en 1988 à l’âge de cinquante ans.
Les vitamines du bonheur est le titre d’un autre recueil célèbre et, vraiment, j’en reprendrais bien quelques doses. Pas vous ?
Notes avis Bibliofeel août 2022, Raymond Carver, Neuf histoires et un poème
Ma nouvelle préférée est aussi » Une petite douceur ». Malgré la douleur des parents et la dureté de la vie du boulanger, il y a quand même de la place pour un moment d’échange et de partage entre eux.
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Oui, celle-ci m’a ému aux larmes. Un récit court magnifique dans sa construction. On passe par bien des émotions et la fin est superbe d’humanité. Il y a un art des titres également n’oubliant pas l’humour !
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Vraiment ravi d’avoir modestement contribué à vous inciter à la lecture de l’immense nouvelliste qu’était Raymond Carver. Je suis toujours admiratif de cette faculté d’embarquer le lecteur, de lui faire partager les instants de vie de ses personnages, avec une telle économie de moyens, avec juste les mots qu’il faut : pas un de trop. Un modèle et une référence pour tous les nouvellistes ! (Également adapté au cinéma par Robert Altman dans Short cuts). Carver : un Maître !
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C’est grâce à votre recueil que j’ai pu découvrir ces merveilles. Ne soyez pas modeste, vos nouvelles sont dans cet héritage magnifique avec un point de vue tout à fait personnel, hors de cette histoire et ces mythes américains que je trouve pesants pour ne pas dire plus. Merci pour votre commentaire et en espérant que « Le sens du vent » trouve ses lecteurs.
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Merci pour ce nouveau partage. Cet éditeur m’attire par ses sélections ainsi que le monde des nouvelles. Je pense qu’il y a beaucoup à apprendre de tels auteurs sur la technique d’écriture et leur capacité à nous émouvoir en peu de mots mais choisis avec la précision d’un peintre qui pose une touche de couleur à un endroit précis pour mieux attirer notre regard.
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Effectivement Alan. il y a là une belle leçon d’écriture dont se sont emparés bien des auteurs, notamment Gilles Dienst à l’origine de ma lecture de Raymond Carver que je n’avais pas encore lu malgré sa notoriété. J’ai bien l’intention de continuer à lire des classiques et d’alterner avec des auteurs pas encore connus, cela laisse la place à de nouvelles et belles aventures.
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