Kabira BENIZ, Pour qui brûlent nos âmes

Éditions Le Chant des Voyelles, publié en septembre 2022

198 pages

Algérie années 1990, « la décennie noire », en fait une véritable guerre civile. Le livre commence par un court prologue : un vieil homme remet une mystérieuse enveloppe à Sélim chez le barbier. Ensuite la narratrice suit chronologiquement les journées de Nassira, la mère de Hassan et de Sélim. Celle-ci n’est pas allée à l’école et n’a que les traditions et son bon cœur comme boussoles. Son mari est mort il y a très longtemps. Elle a dû élever ses deux fils seule. Ils ont maintenant quitté le village, se sont installés à Alger. L’aîné, Hassan, va devenir lieutenant de police, il s’investit dans sa mission contre ces groupes du GIA semant la terreur dans tout le pays. Le cadet Sélim, tout à la frustration d’un amour déçu – il aime Najat que sa mère, priorité à l’aîné, veut marier à son frère –, va progressivement se laisser entraîner dans la spirale religieuse et terroriste. Ce n’est pas le moindre intérêt du livre de montrer de terribles enchaînements.

Le récit s’articule autour de nombreux dialogues, avec des mots de tous les jours, liés aux courses, à la cuisine, aux commérages entre voisines ou amies La conversation est parsemée de formules de politesse consacrées, ces « à la grâce de dieu », « Dieu est avec vous », « Dieu bénisse son âme », « Dieu merci »… Toutes expressions qui me semblent hors du temps. J’avais l’impression de ne pas être dans un village, une famille, mais dans une communauté religieuse ou une secte ? L’autrice nous immerge ainsi jusqu’à la nausée dans le vécu de Nassira qui doit répondre à cette pression permanente de son entourage et surtout du Fkih, ce Maître d’école coranique omniprésent dans la communauté.

Le chapitre du voyage en car entre Alger et la Kabylie est remarquable : Hassan va voir sa mère au village, il fait la route avec Leila, son amie d’enfance. Autres passages marquants : la scène du hammam avec toutes ces femmes trouvant là un lieu où s’exprimer, la confection du couscous pour la venue des deux fils. L’autrice est habile également dans les scènes d’action, notamment dans celles de l’assaut où Hassan va se distinguer auprès de ses chefs en capturant deux terroristes.

Kabira Beniz explore les mécanismes de domination au ras du sol. Le maître d’école coranique est un profiteur, abusant de la crédulité d’une population souvent inculte, s’appuyant sur le patriarcat et les traditions, mettant des vies en danger en pratiquant l’exorcisme…

« Donnez-leur du shampoing et du savon, ainsi que des vêtements propres, pour leur montrer qu’ils sont respectables, et fournissez-leur le livre sacré. Ils reviendront alors à nous, qui les avons aidés. »

Les pièces de la tragédie se mettent en place au fil des pages. Il n’y a pas vraiment de surprise dans le récit dont la tension monte graduellement avec une fin que j’ai rapidement deviné.

Voici un roman qui se lit facilement. Et pourtant que de thèmes abordés : le droit d’aînesse participant à la tragédie familiale à l’œuvre, le sentiment d’échec à l’origine des dérives, la fraternité qui peut être chaleureuse ou pas…, le paradis de l’enfance brisé par les rancœurs, les chemins différents, parfois inconciliables, pris par les uns et les autres.

Cheb Hasni, Le jour de la séparation, j’ai pleuré…

Heureusement, il y a Leila, jeune institutrice émancipée, source vive d’espoir. On peut aussi découvrir ce chant si pur de Cheb Hasni, Nhar Lefrak Bkit (Le jour de la séparation, j’ai pleuré) qui n’était jamais autant passé à la radio depuis son assassinat le 29 septembre 1994 « …comme s’il était appelé à témoigner par-delà sa mort de la litanie des horreurs du pays qui lui avait donné le jour. »

Voici un beau livre pour aller à la rencontre d’une mère parmi tant d’autres dont personne ne parlera mieux que les écrivains, avec cette petite porte ouverte sur l’espoir d’un autre avenir à construire, autour de la jeunesse et de l’éducation, avec Leila.

Kabira Beniz a publié Le voile de la mariée où elle décrivait la condition des femmes dans un pays du Maghreb et leur accueil en France. Elle est née à Casablanca, où elle a exercé le métier de professeur d’Éducation physique. Elle vit maintenant en France. Journaliste, elle est aussi écrivaine de romans engagés.

En marge de ce livre, il peut être intéressant de lire Frère du précédent de Jean-Bertrand Pontalis. Cet éminent psychanalyste a beaucoup travaillé sur ces questions. Il est l’auteur de cet essai remarquable évoquant les fratries célèbres, leur côté solaire et leur côté sombre, à travers les frères Van Gogh, Proust, Goncourt, Camus, Dreyfus, Rimbaud sans oublier les Caïn et Abel ou Romulus et Remus…

« Faut-il pour devenir l’unique effacer l’autre ? Exclure définitivement celui qui risque d’être mon semblable, s’assurer que nul ne saurait être votre imitateur. »

Le livre est d’un format agréable avec une belle couverture et une qualité d’impression parfaite. Je remercie les Éditions Le Chant des Voyelles ainsi que l’autrice pour la lecture de ce livre dont le titre m’avait fortement impressionné et qui tient toutes ses promesses.

Notes avis Bibliofeel septembre 2022, Kabira Beniz, Pour qui brûlent nos âmes

Autres citations :

« Il revint régulièrement chez elle pour des lectures gratuites de versets coraniques, jusqu’au quarantième jour de deuil. Il lui apportait des mixtures composées de versets du Coran écrits à l’encre et dissous dans l’eau, ne cessant de parler du destin, et de l’heure de la mort qu’on ne peut ni avancer ni reculer. Il parvint ainsi par ses attentions répétées à reconquérir son autorité auprès de l’ensemble de la communauté, même si certains le croisaient encore avec un regard chargé d’appréhension, sinon de rancœur. »

« Elle se laissa aller à reprendre le refrain de Nhar Lefrak Bkit de Cheb Hasni qui passait à la radio du matin au soir. Elle était devenue plus attentive au contenu de ses chansons depuis l’assassinat du chanteur il y avait presque deux ans déjà, alors que leur mélodie suffisait à la combler de joie avant le malheur. Comment de telles paroles avaient pu conduire à tuer cet homme ? Il ne chantait que l’amour ! Il y avait sans doute autre chose, une histoire de femme peut-être ? »

2 commentaires sur “Kabira BENIZ, Pour qui brûlent nos âmes

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