Olivier LEVASSEUR, Jeanne Malivel une artiste engagée

Jeanne Malivel, une artiste engagée

Avant propos de Lucile Trunel

Introduction de Pascal Aumasson

Date de publication : 1er trimestre 2023

Éditions Locus Solus, 192 pages

Vient de paraître ce très beau livre, richement illustré. Il accompagne l’exposition qui a lieu actuellement à la bibliothèque Forney à Paris, du 8 mars au 1er juillet 2023, intitulée « Jeanne Malivel (1895-1926), une artiste engagée ». Qualité des reproductions, de la mise en page et du texte permettent de découvrir les multiples facettes d’une artiste à la vie trop courte. Elle mérite d’être connue au-delà de la Bretagne, au centre de son œuvre, notamment aux côtés de « Ar Seiz Breur » – les sept frères en breton –, mouvement artistique qu’elle a cofondé il y a tout juste un siècle.

Après une formation artistique à l’Académie Julian et l’école des Beaux-Arts de Paris, Jeanne Malivel devient professeur aux Beaux-Arts de Rennes en 1923. Elle réalise des dessins, des aquarelles et excelle à la gravure sur bois. Très vite elle s’oriente vers les arts décoratifs (illustrations, objets, meubles, céramiques, textiles), cherchant à faire travailler ensemble artistes, artisans et fabricants afin de sauvegarder un patrimoine régional mal en point après la première guerre mondiale.

Ce livre est très intéressant par les nombreux extraits de lettres qu’il contient. J’ai été frappé par le style et la qualité d’écriture de chacune d’entre elles. On écrivait beaucoup à l’époque, dans les classes éduquées, et on (elle) écrivait bien. Apparaît ainsi le cheminement d’une femme issue d’une famille bourgeoise catholique, devenue artiste en vue, naviguant entre des pressions religieuses et politiques intenses. En une vingtaine d’années son parcours est impressionnant. Au delà de l’aspect artistique, se dessine une véritable Histoire de la Bretagne de la première moitié du vingtième siècle.

Jeanne Malivel a été à l’origine du renouveau de l’art populaire breton. Personnellement, je trouve ses réalisations souvent assez grossières au niveau des traits. Artiste engagée, oui, mais engagée dans quelle voie ? Vers un art ouvert vers le futur ou nouvelle imagerie du passé ? Sa collaboration avec son amie Jeanne Coroller qui écrit les textes d’une Histoire de notre Bretagne, alors que Jeanne Malivel en réalise les illustrations, lui permet de se faire connaître mais au prix de vives polémiques quant aux textes. On y voit quantité de croix, de blasons à hermine, de saints, de bateaux et de châteaux, publication dont elle ne maîtrise pas, ne partage pas semble-t-il la ligne éditoriale… L’aventure va durer quatre ans pour un livre qui va créer la polémique tellement les textes sont partisans et recèlent de partis pris historiques, voire de mensonges – l’ouvrage est pourtant censé être à destination des écoles…. Bien plus tard, Jeanne Coroller, sera accusée de collaboration avec les nazis, ce qui est évoqué brièvement. Sans être au fait de ces épisodes précis, cela m’a troublé de voir accoler directement, sans recul sur les conditions de l’époque, Résistance et Assassins :

Il est vrai que le mouvement breton, y compris dans le mouvement artistique, est largement discrédité : des anciens collaborateurs de premier ordre de Jeanne ont été assassinés par la Résistance, tels l’abbé Perrot (le 12 décembre 1943), Jeanne Coroller-Chassin du Guerny (le 13 juillet 1944) et Christian Le Part (le 25 août 1944). 

Jeanne Malivel meurt presque vingt ans avant la fin de la seconde guerre mondiale et n’est donc pas comptable des actions de certains mouvements bretons et personnalités qui joueront bien plus tard la collaboration contre la France considérée comme ennemie. Elle a accepté, à ses débuts, d’illustrer sur commande la sulfureuse édition d’Histoire de notre Bretagne mais déplore le climat haineux que suscitent les textes. Elle a cofondé un mouvement artistique, le quittant rapidement après la réalisation chaotique du pavillon breton à l‘Exposition internationale des arts décoratifs et industriels de Paris en 1925, peu encline à entrer dans des questions de pouvoir à la tête du mouvement. Jeanne exprime dans plusieurs courriers sa détermination à se tenir à distance des éléments les plus extrémistes qu’elle côtoie pourtant. Elle écrit dans une lettre :

Je ne suis pas effrayée par votre titre de séparatiste. Il me plairait de l’être aussi, malheureusement, cela n’est pas, et c’est justement pour la même raison que vous l’êtes. J’ai peur que la Bretagne soit plus malheureuse entre deux nations plus grandes de superficie, gourmandes et jalouses autant l’une que l’autre.[…] Je ne mériterais donc pas votre entière confiance et ne ferais pas un tableau « séparatiste ». Cette réponse m’est dure à écrire, il m’aurait été plus doux de travailler une fois de plus pour la gloire de notre pays. Mais je n’ose m’avancer davantage, ce sera à vous, monsieur, de trancher cette question.

On a là une femme, artiste, face aux défis de son temps. Les motifs floraux ou géométriques, les objets et meubles sont intéressants – style Art déco – ainsi que les gravures sur bois. J’aime beaucoup l’Autoportrait de Jeanne au crayon à la mine de plomb. En quelques années, elle a exercé une belle influence au niveau artistique. Mariée le 15 juillet 1925 à Maurice Yung avec qui elle s’installe dans une belle maison d’artiste à Vitré, elle n’aura pas le temps d’en terminer la décoration, terrassée par la maladie le 2 septembre 1926. Elle a tout d’une héroïne romantique du début du siècle, femme artiste dans l’âme affrontant courageusement des forces puissantes. Si sa mémoire persiste, c’est grâce à sa mère Marie Malivel, qui a su faire aboutir les projets tels qu’objets et meubles, conçus et dessinés mais pas encore réalisés. En cela, la dernière partie du livre est émouvante.

On observe au passage, si on l’avait oublié, combien la vie était fragile à cette époque. Jeanne meurt de la typhoïde à trente et un ans une infection bactérienne due à Salmonella paratyphi B. Elle raconte dans une lettre les tentatives de traitement de l’époque : « ampoules contenant les bacilles prélevés directement dans mon organisme, et que l’on m’inocule à nouveau sous forme de piqûres ». Les antibiotiques seront découverts seulement deux ans plus tard par Alexander Fleming ! Un autre membre du groupe Seiz Breur, le sculpteur Georges Robin, meurt à 28 ans de la tuberculose, autre fléau de l’époque qui a endeuillé d’innombrables familles !

Ce qui m’a le plus passionné est avant tout la complexité mémorielle à travers le récit d’une vie. Disponibilité des sources, fiabilité, regards par rapport à l’Histoire qui se fabrique en continu, avec des codes qui évoluent. Ce beau livre et cette exposition, débordant de sources, œuvres, lettres, témoignages, permet une connaissance et une réflexion sur les liens entre société, arts et histoire. Merci à Babelio et aux Éditions Locus Solus pour cette belle découverte.

Notes avis Bibliofeel mai 2023, Olivier Levasseur, Jeanne Malivel une artiste engagée

7 commentaires sur “Olivier LEVASSEUR, Jeanne Malivel une artiste engagée

  1. Un article comme je les apprécie, faute de pouvoir lire toutes les livres dont vous nous parlez, avec tant de profondeur. Votre compte-rendu nous cultive sans nous culpabiliser de ne pas nous plonger dans la lecture de l’oeuvre. Vous lire me fait réfléchir et me distrait. Merci!

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    1. Ah ! Je suis vraiment comblé 😊. C’est vraiment parfait s’il vous fait réfléchir et vous distrait, exactement la même chose pour moi en l’écrivant. Il me fait réfléchir à l’œuvre lue et, avec la rédaction et photos, constitue une distraction bien agréable, surtout lorsqu’un commentaire comme celui-ci éclaire le tout. Merci !

      Aimé par 1 personne

  2. Bonjour Alain,
    Merci de nous présenter cette artiste que je ne connaissais pas ! Le terme de « complexité mémorielle » me semble bien choisi vu ton article, qui met en lumière une femme au parcours non rectiligne…
    À bientôt !

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    1. Merci Lilly ! Complexité qui m’a fait pencher du côté de l’empathie malgré tout… Une femme artiste, à cette époque, menant sa carrière face aux hommes avides de pouvoir et d’honneur, tu penses bien que je n’ai pas hésité trop longtemps !

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