Vassilis ALEXAKIS, La langue maternelle

Éditions Folio, publié en août 2007

416 pages

Composition personnelle sur fond de maquette reconstituant le sanctuaire de Delphes (Musée archéologique de la ville). Photo de couverture d’après les Archives de l’école Française d’Athènes (La découverte d’Antinoüs, Delphes, 13 juillet 1894)

Tout a commencé avec la photo en noir et blanc reproduite sur la couverture. L’auteur (à travers son personnage Pavlos) est fasciné par celle-ci. J’aime et suis captivé comme Vassilis Alexakis par cette magnifique photo de la découverte de la statue d’Antinoüs, jeune ami ou amant de l’empereur romain Hadrien, déterrée à Delphes lors d’une fouille en 1894, qu’il commente de façon magistrale sur plusieurs pages, magnifiques, inattendues et poétiques. Il la présente comme « un instantané de la rencontre insolite d’une célébrité du IIe siècle après Jésus-Christ avec une équipe d’ouvriers du XIXe siècle ». Le ton est donné, l’auteur, un érudit qui a lu Plutarque en grec ancien et en grec moderne, joue avec les mots, conserve tout au long du récit un humour qui rend la lecture très agréable.

« La nudité de la statue est presque provocante. Leurs regards ne se croisent pas parce qu’ils ne peuvent se croiser. Ils appartiennent à deux mondes différents. Antinoüs est plutôt pensif. La lumière crue accentue l’ombre dans le creux de ses yeux. Il ne comprend pas comment il a pu se trouver encerclé par ces fantômes de l’avenir. Les ouvriers ressemblent effectivement à des fantômes car ils ont tous un peu bougé au moment de la prise de vue. Leurs silhouettes sont à moitié effacées, comme usées par le temps, alors qu’ils ne sont âgés pour la plupart que d’une trentaine d’années. Peut-être l’adolescent regarde-t-il avec tant d’anxiété l’objectif parce qu’il devine qu’il appartient déjà au passé. Ils paraissent nettement plus vieux qu’Antinoüs qui a le charme de la jeunesse et dont l’image est parfaitement nette. On dirait que ce sont eux qui sont sortis de terre. Nous avons l’âge de notre pays, ai-je pensé. Nous sommes beaucoup plus âgés que nos ancêtres. Les anciens Grecs, c’est nous. »

Le sujet de ce roman, écrit en 1995, est en grande partie autobiographique. Pavlos est dessinateur de presse à Paris (comme l’auteur l’a été), il est de retour à Athènes, dans son pays natal. Il choisit de partir à la quête de l’origine de la lettre Epsilon, jadis placée à l’entrée du temple d’Apollon à Delphes. On le suit dans un long périple à travers le pays, occasions de multiples digressions, de l’alphabet grec jusqu’à une comparaison insolite entre billard et ping-pong ! Une écriture délicate et subtile, évoluant dans différentes strates de temps et de mémoire.

« On ne doit entendre alors que la musique du jeu lui-même, le déplacement caressant des boules, leur imperceptible rebondissement sur la bande, la note juste et sourde qu’elles produisent lorsqu’elles se rencontrent. On dirait qu’elles s’excusent mutuellement. Le ping-pong a un caractère plus gai : son bruit évoque le pas d’une femme qui descend un escalier de marbre sur des talons aiguilles. Sa balle est à peine plus lourde que l’air. Elle est faite pour s’envoler. On a raison de la coincer sous la raquette quand le jeu s’arrête. »

Précieux Vassilis Alexakis qui, par l’amour des langues, accède en profondeur à l’histoire des hommes et de la pensée. Sa double culture, qu’il décrypte en permanence dans son œuvre, démultiplie les possibilités de récit et de sens. Il affirme : «…le but de l’écriture n’est peut-être pas d’éclaircir, mais de multiplier les mystères. »

Ode à la mère (avec la poussière qui s’accumule sur sa tombe), ode à la Grèce. Est-ce la crainte du passé qui s’efface inexorablement, comme s’efface peut-être déjà son souvenir si le lecteur, nous tous, ne faisons pas vivre sa mémoire en lisant ses livres ?

Né à Athènes, Vassilis Alexakis a fait des études de journalisme à Lille et s’est installé à Paris en 1968, peu après le coup d’État des colonels grecs. Il a travaillé pour plusieurs journaux français, dont Le Monde, et collaboré à France Culture. On a dit qu’il était le plus grec des écrivains français et le plus français des écrivains grecs, ce qui représente parfaitement son attachement aux deux cultures. Tout comme son double Pavlos, il est retourné en Grèce à la fin de sa vie et est décédé à Athènes en 2021.

La Langue maternelle a reçu le prix Médicis 1995, ex-æquo avec Le Testament français d’Andreï Makine. Auteur parfaitement bilingue, Vassilis Alexakis disait avoir commencé la rédaction en grec, pour retraduire ultérieurement en français. La démarche me paraît singulière. Connaissez-vous d’autres écrivains ayant traduit eux-mêmes leurs romans ?

Autres citations :

« Le pi (π) évoque ces baraques qu’on construit en toute illégalité, parfois en une nuit, dans les forêts, le rhô (P) un touriste robuste chargé d’un volumineux sac à dos, le phi (Φ) le même touriste vu de face. Le sigma (Σ) représente la gueule ouverte d’un poisson affamé. Le tau (T) est un marteau, l’upsilon (ϓ) un lance-pierres, le khi (X) une paire de ciseaux, le psi (Ψ), comme je l’ai dit un trident. »

« Nous sommes les enfants d’une langue… C’est cette identité que je revendique… J’écris pour convaincre les mots de m’adopter… J’essaie de retrouver l’odeur des premiers livres que j’ai jamais lus, La petite Poule et Les Trois Petits Cochons. »

Notes avis Bibliofeel avril 2023, Vassilis Alexakis, La langue maternelle

9 commentaires sur “Vassilis ALEXAKIS, La langue maternelle

    1. Il m’a beaucoup accompagné et donné envie de m’intéresser à d’autres cultures et d’autres langues. J’avais aussi aimé « Les mots étrangers » quand il apprend le sango, un idiome africain peu connu, parlé en Centrafrique, en partie pour le plaisir de jouer avec les mots mais avec d’autres règles du jeu. Merci Marie-Anne et belle journée !

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