Estelle-Sarah BULLE, Basses terres

Éditions Liana Levi, publié en janvier 2024

208 pages

Premier coup de cœur pour ce livre qui m’a fait vibrer du début à la fin et découvrir une conteuse impressionnante. J’ai eu la joie immense de le recevoir parmi une première série de douze romans publiés au premier trimestre 2024, suite à ma sélection pour le jury de la 16e édition du Prix Orange du Livre, catégorie roman français. Le jury est composé cette année de 17 membres : auteurs, libraires et lecteurs. Il est présidé par Jean-Christophe Rufin de l’Académie française.

Guadeloupe, 1976, cette année particulière lorsque la Soufrière, volcan depuis longtemps en sommeil, semble se réveiller… Toute la famille Bévaro quitte la Basse-Terre pour se réfugier chez l’aîné Elias en Grande-Terre. Seule Eucate, dont on apprend les liens avec les Bévaro plus tard, refuse de partir et reste sur les flancs du volcan, attendant avec sa petite-fille Anastasie la décision du destin. Chronique d’une famille, chronique d’une époque, plongée dans l’histoire d’une île « papillon » coupée en deux par une rivière d’eau salée, deux ailes reliées par le Pont de la Gabarre placé opportunément sur la carte succincte en fin de volume.

Mais comment fait Estelle-Sarah Bulle pour nous permettre de circuler aussi librement entre les nombreux membres de cette famille, aux histoires si diverses et compliquées. Je n’ai même pas eu à noter les personnages, une présentation discrète ici, plus loin une indication sans ralentir la lecture… La classe, cette autrice ! J’ai envie de parler d’équilibriste puisqu’elle navigue aussi avec les époques, n’hésitant pas à sauter des dizaines d’années dans un sens ou dans l’autre pour brosser le portrait de trois générations. Elle a cet art du mot exact qui forme immédiatement une image. Style épuré, musicalité de la langue, empruntant au créole de temps en temps comme un métissage sans appuyer le trait, pimentant et inventant peut-être des mots, comme quand elle dit : Marianne s’est adaptée « toutafètement » à la vie à la campagne, ou bien la « peupacité » ou « veupacité » des syriens qui ne peuvent pas ou ne veulent pas échanger des objets achetés contre des biens plus utiles dans les circonstances actuelles.

La force de cette saga est amplifiée par la narration des faits réels de cette année 1976. Le roman prend racine et crédibilité dans la géographie des lieux et les évènements, dans les déplacements et rivalités entre Haroun Tazieff et Claude Allègre, jusqu’à cette explosion du volcan qui surprend les scientifiques, blessant Tazieff :

« L’air gourmand, les journalistes dépêchés par Antenne 2 évoquent un rythme de mille explosions par jour dans ce chaudron fatal. Savants et décideurs se perdent encore dans les probabilités que le dôme explose comme un bouchon de champagne, libérant des forces telluriques jamais vues dans l’arc de la Caraïbe. Roger Gicquel déclare, l’air funèbre ; « La Guadeloupe a peur. »

Chaque personnage est décrit précisément en quelques mots bien choisis. Caractères, défauts, qualités, l’autrice ne juge pas et garde toujours un peu d’amour en réserve. Les circonstances font que chacun est ce qu’il est sans invoquer cette nature humaine bouchant l’horizon, trop souvent rencontrée dans des romans. Les difficultés de chacun tracent un chemin dont s’extraient les plus forts, tels des Elias et Eucate. La jalousie, l’égoïsme, le poids de la domination des békés sont présents, la générosité et l’amour aussi. Une sensibilité palpable jaillit des mots pour parler d’Elias et de son fils Daniel qu’il revoit enfin, longtemps après son départ en France, revenu voir son père avec femme et enfants, aussi la belle histoire d’amour entre le petit neveu d’Elias, Rony, et Anastasie, la petite fille d’Eucate. Les circonstances des rencontres entre Eucate et Ange, un des fils d’Elias Bevaro sont un magnifique fil conducteur du récit, Ange qui se réfugie par hasard dans la case de cette dame bien plus âgée, nouant alors une connivence qui ne s’explique pas et qui durera.

Estelle-Sarah Bulle est née à Créteil en 1974, d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi à la frontière franco-belge. Après des études à Paris et à Lyon, elle travaille pour des cabinets de Conseil puis pour différentes institutions culturelles. Elle a reçu le prix « Stanislas du premier roman » pour son ouvrage « Là où les chiens aboient par la queue« . Cette autrice a tout d’une « grande », elle l’est peut-être déjà… Je lirai son premier roman après ce Prix Orange qui va me prendre beaucoup de temps, parenthèse enchantée me donnant un passionnant panorama des thèmes et des auteurs de ce début 2024.

Un roman qui réalise la prouesse de trouver la juste position entre l’intime et le social, sans mièvrerie et sans haine. A travers « une saison volcanique » on effleure l’universel. J’y ai vu une belle parabole de l’accueil à partir d’une petite île coupée en deux avec ce pont reliant les hommes. Autant dire que je compte bien le défendre à la prochaine sélection des vingt livres au mois de mars puis, j’espère, dans les cinq finalistes à choisir au mois de mai, la remise du Prix Orange du Livre ayant lieu le 13 juin. Je vous ferai part de mes coups de cœur au fur et à mesure de cette belle aventure. Avez-vous lu Basses terres ou le premier roman d’Estelle-Sarah Bulle ?

Autres citations :

« Marianne comprend rapidement que Berthe s’avère aussi utile pour les choses du quotidien qu’un balai sans brosse. Berthe n’a jamais appris par elle-même ce que son père ne s’est pas soucié de lui inculquer : elle est incapable de dessaler les queues de cochon, elle ignore comment écailler proprement le poisson ou faire correctement sécher le linge. »

« La femme au tailleur vert et à la peau jaune paille est très mince. Son nez trop fin et ses cheveux ondulés accentuent son air pincé. Elle n’a pas pu se retenir de renifler en entrant dans la case emplie à craquer d’enfants et d’adultes. Elle s’assoit tout au bord d’une des rares chaises immaculées de la maison. »

« Parfois cependant sous la pluie froide, elle s’aventure à repenser à Santarèm. Elle resserre alors le col de son manteau sur sa poitrine et se demande si la haine usée qu’elle parvient encore à ressentir est un reste d’amour. »

« Le volcan s’insinua dans les maisons. Il resserra un peu les liens d’amour qui s’étaient distendus et amoindrit temporairement les rancœurs les mieux établies. Il obligea les portes à s’ouvrir et les parents à se souvenir d’autres parents perdus de vue. »

Notes avis Bibliofeel janvier 2024, Estelle-Sarah Bulle, Basses terres

18 commentaires sur “Estelle-Sarah BULLE, Basses terres

    1. J’en suis ravi. Je pense que le livre mérite de trouver des lecteurs, ce qui n’est pas toujours facile tellement il y a de publications. J’espère qu’il sera dans la sélection finale de ce prix Orange !

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    1. La langue française gagne quand elle est saupoudrée de langage créole, d’oralité créole, de son accumulation immédiate surprenante et poétique. Édouard Glissant, le grand auteur Martiniquais disait à peu près ceci : qu’il faut avoir confiance dans les mots pour s’étendre au monde, aller vers l’universalité. Je crois beaucoup en cette nouvelle autrice qui avec ce livre révèle un grand talent…

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  1. J’en suis convaincue, moi qui aime tant les géniales trouvailles des différents français du monde. En Algérie, les chauffeurs de taxi sont des taxieurs par exemple. Simple et efficace ! J’ai hâte de découvrir cette autrice.

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    1. L’entre-soi ratatine la pensée, s’ouvrir aux autres est synonyme de vie pleine et entière, y compris en littérature. La langue française exigeante et accueillante, sans excès, de Estelle-Sarah Bulle est une merveille.

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