Avril BÉNARD, A ceux qui ont tout perdu.

AVRIL BÉNARD

Éditions des instants, janvier 2023

200 pages

Ce livre m’est arrivé par hasard lors d’une séance de dédicace par l’autrice dans ma librairie préférée. Je n’avais pas repéré l’évènement. « Aux rencontres qui sont dans nos bagages. » a écrit Avril Bénard sur la page de garde de mon exemplaire. Les belles rencontres sont aussi en librairie !

Dix chapitres pour ce roman singulier avec le récit d’une heure dramatique vécue par différents personnages… La guerre, on ne sait pas où… La ville assiégée. Des soldats sont là qui évacuent le quartier, donnant l’ordre de ne prendre qu’un sac par personne, uniquement le nécessaire. Chacun dispose d’une petite heure pour choisir quelques vêtements et objets, décider de la répartition entre l’utile et les souvenirs d’une vie. Puis monter dans les camions…

Le premier chapitre, d’introduction, est nommé curieusement « Je« . Un personnage, né en 1986 comme Avril Bénard, situe l’époque, la nôtre, le chaos qui s’installe petit à petit, les sentiments de peur qui montent, sur le mensonge d’une société de consommation et ses promesses de bonheur sans limites, la guerre aux portes de la ville, dans la ville. Ce « Je » est bien habile, c’est Avril Bénard et plus que cela, sa génération, un Jeu entre individualité et collectif… Puis chacun fait sa valise, son sac – ou pas – dans les chapitres suivants intitulés : Manon et Jeanne, Paul, Marek, une dame âgée, Louis, une famille nombreuse, Shoresh, Guy et son chien Totem.

On est surpris par le rythme. Peut-être la plus grande réussite de ce récit. Un moment d’histoire, guerre ou exode quelconque, là, maintenant, raconté au niveau de l’intime. Une heure où la vie bascule vers la fuite, l’incertain, l’angoisse, avec les bruits, les cris d’hommes et de femmes aux aguets. L’auteure, à travers un coup de feu, un cri, un souvenir lié à un voisin… fait se chevaucher les histoires, faisant lien entre les parties qui, sinon, seraient des nouvelles.

Unité de temps (une heure), de lieu (la ville), d’action (l’évacuation du quartier) rappellent les règles de la tragédie classique. Propos universel, hors du temps, sondant la condition humaine de tous ceux qui sont amenés à partir de chez eux, quelle que soit la raison : travail, guerre, climat…

« Elle s’était donc concentrée sur un point : son cœur, qui se déchaînait. Les hommes primitifs devaient sentir taper dans leur poitrine cette chose qu’ils ne savaient pas nommer, qu’ils ne savaient pas leur appartenir, qu’ils ne savaient pas faire partie d’eux. Ils sentaient leur cœur, sans que cela soit encore un cœur, sans que des concepts soient venus en atténuer l’indicible magie. Avant d’être un cœur, c’était une musique ; la musique originelle, le tambour originel ; de là, peut-être toutes les autres percussions. C’était à la nuit des temps, avant le feu, c’était quand pouvait naître le premier dieu, et c’était lui qui frappait ainsi, à l’intérieur d’eux-mêmes. »

Cette autrice excelle à introduire des digressions passionnantes. Nous focalisant sur quelques dizaines de minutes d’une vie, elle nous parle de concepts généraux concernant le temps long des hommes. La vie menacée, c’est de toute la vie de l’humanité dont nous parle Avril Bénard.

« Aux murs il y a de longues fissures qui sifflent dru si on tend l’écoute. Dans les coquillages on entendait la mer ; dans les fissures on entend un chat qui n’en finit pas de cracher. La peinture a été blanche un jour, mais rien ne reste blanc longtemps ; le monde jaunit dès qu’il le peut ; le jaune serait donc la couleur du temps qui passe, la couleur du passé ? »

On suit une mouche bourdonnant dans la chambre de Manon ; la vieille dame achète des tulipes perroquets s’imaginant poétiquement voir une nuée de ces oiseaux bavards ; le chien de Guy voudrait bien courir dans le sens des oiseaux… Voici quelques unes des images étonnantes distillées au fil des pages. Les animaux se passent de construire des murs, dit-elle, déconstruisant les limites entre humains et non humains dans le grand tout de la vie, dans sa poésie de l’univers.

Avril Bénard a publié dans différentes revues littéraires. Son joli minois aux taches de rousseur et ses yeux attentifs, regardant droit devant, sont aussi sur de nombreux clichés de la photographe Sarah Moon, pour qui elle a posé depuis l’enfance. Elle prend la plume, trouvant une forme nouvelle pour raconter ce que vivent ses personnages auxquels on s’identifie, désespoir et tendresse mêlés pour chacun – ah, Marek et ses piles de livres… Manon et la petite Jeanne sont vivantes, et Jeanne emporte un petit caillou ramassé sur le chemin en pensant que son père l’avait peut-être foulé…

Sylvie Germain dont j’apprécie l’écriture, puisant dans le conte et l’imaginaire, signe une courte et poignante préface, comme un passage de relai à une jeune auteure prenant en charge les mots (les maux) récoltés, comme la petite Jeanne, en chemin. Ce roman fait preuve d’une grande maturité, le parrainage est bien mérité. Avez-vous envie de le découvrir ?

Notes avis Bibliofeel juin 2023, Avril Bénard, A ceux qui ont tout perdu

7 commentaires sur “Avril BÉNARD, A ceux qui ont tout perdu.

  1. J’aime beaucoup votre engouement vu de l’extérieur… Plusieurs idées ou images des citations ont une originalité déroutante pour qui n’a pas lu le tout. Par exemple « tendre l’écoute » est une formulation poétique qui étonne dans un contexte narratif. Vous défendez donc bien votre lecture car pour apprécier les digressions d’un roman sans en être lassé, il faut que la trame nous retienne très fort. J’ai donc, une fois encore, aimé vous « écouter » sans me sentir obligée de finir le chemin jusqu’au livre lui-même. Cette liberté me plaît.

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