Nouvelle édition au Mercure de France, mars 2018, reprenant l’édition de 1924 revue et corrigée par l’auteur.
Romancier, poète, académicien, Prix Nobel de littérature, Anatole France (1844-1924) a été longtemps considéré comme un écrivain incontournable, connu et lu alors dans le monde entier. Il s’était retiré à Saint-Cyr-sur-Loire en 1914, là où il est décédé en 1924. Une statue, située dans le jardin de la Préfecture d’Indre-et-Loire, rappelle sa présence dans l’agglomération tourangelle. On ne compte pas le nombre d’établissements scolaires, de rues, de places qui portent son nom en Touraine et ailleurs – pas moins de 177 écoles, collèges et lycées lui ont donné son nom, pas loin derrière Jean Moulin, Jacques Prévert, Notre-Dame, Jules Ferry et Joseph… A Paris la station Anatole France est située au nord-ouest, dans le 92, commune de Levallois-Perret, non loin du périphérique. La station suivante de la ligne 3 porte le nom de Louise Michel, voisine éclairant le cousinage de l’auteur avec les milieux révolutionnaires de l’époque, lui qui a été ami avec Jean Jaurès et est l’un des deux premiers avec Zola à signer la pétition dite « des intellectuels » demandant la révision du procès d’Alfred Dreyfus, juste au lendemain de la publication de « J’accuse » en janvier 1898 et quasiment seul à l’Académie française.
« La Vie en fleur » est son ultime livre où on peut goûter la verve et la belle écriture d’un auteur – plutôt négligé depuis longtemps – mais qu’on peut relire, c’est mon cas, avec plaisir. Cette nouvelle édition tombe à point nommé pour revisiter cet écrivain emblématique d’une époque charnière.
« Une conversation est une suite de croquis. Eh bien, mes goûts en conversation sont les mêmes que mes goûts en dessin. Je demande à un croquis d’être libre, rapide, incisif, mordant, forcé. Je lui demande de passer la mesure, d’outrer la vérité pour la faire mieux sentir. »
Écrit en 1922, « La Vie en fleur » est une évocation de l’enfance et de l’adolescence de l’auteur. Il y a une opposition très forte entre l’écrivain conservateur d’une langue pure et parfaite, épris des auteurs grecs classiques, et ce livre de souvenirs sans ordre ni suite où il n’hésite pas à utiliser de nombreuses digressions. C’est ainsi qu’il parle de l’école de son enfance destinée à façonner des esprits dociles, cantonnés dans un professionnalisme étroit. Lui, réclame une école ouverte à tous, ouverte sur l’art et sur la vie, permettant l’épanouissement de l’imaginaire de chacun ainsi que l’intelligence… Un siècle après on peut dire que peu de choses ont changé au fond !
Anatole France va chercher des souvenirs du passé et effectivement je crois que beaucoup de choses sont en nous dès l’enfance, dès l’apprentissage de la vie. On change après, plus ou moins, mais toute la vie va se bâtir là-dessus ; le désir, le rêve, l’élan pour tout voir, pour tout savoir et embrasser le devenir… Légendes et contes ne cessent d’émouvoir cet esprit si prompt, par ailleurs, à dénoncer les illusions. C’est qu’il s’en prend à celles qui abusent des hommes, non à celles qui embellissent l’existence et, sans tromperie, permettent un élan de beauté. Je pense comme lui que la forme la plus satisfaisante du rêve est celle qui passe par l’art.
Au fil des pages aussi, je retiens une digression sur la guerre. Celle de 14-18 n’est pas loin : « Je crains beaucoup que les financiers et les grands industriels qui deviennent peu à peu les maîtres de l’Europe ne se montrent tout aussi belliqueux que les rois et que Napoléon. Ils ont intérêt à l’être, tant pour le gain que leur procureront les fournitures de guerre que pour l’accroissement que la victoire donnera à leurs affaires. Et l’on croit toujours qu’on sera victorieux. » « On fait valoir que l’intérêt de la patrie est de prendre les armes, alors que les patries sortent toujours ruinées des guerres, qui n’enrichissent jamais qu’un petit nombre d’individus. » Dès 1909, dans « L’Ile aux pingouins », il avait prédit la guerre.
Allez-vous étonner après cela qu’Anatole France soit actuellement peu étudié, peu lu ! Mais la contestation des dévastations d’un système trop basé sur l’argent pourrait peut-être créer un sursaut d’intérêt pour son œuvre ?
Pour cet écrivain réputé vieux jeu, l’humour est partout présent souvent jusqu’à la caricature. Exemple avec le chapitre « la bifurcation » et le récit de l’aéronaute :
« L’orateur fit ensuite le récit de ses ascensions périlleuses et conta un atterrissage pendant lequel, l’ancre s’étant rompue, le ballon, animé d’une vitesse extrême, rasant la terre, brisait les arbres, les haies, les barrières sur son passage, et faisant bondir, parmi les débris, la nacelle avec l’équipage. Il nous fit frémir en nous disant avec simplicité qu’une autre fois, la soupape n’ayant pas fonctionné, le ballon s’éleva a des hauteurs où l’on ne respire plus, si gonflé qu’il allait éclater quand Vernier fendit l’étoffe. Mais, la déchirure s’étant étendue jusqu’au sommet, la chute devint d’une effroyable rapidité et les aéronautes se fussent broyés sur le sol si la nacelle ne fût tombée dans un étang. En matière de conclusion, il annonça qu’il ouvrait une souscription afin de construire des appareils nécessaires à la navigation aérienne. »
Ce livre renferme bien des épisodes cocasses, tels que ces pages superbes concernant l’académie ou encore celles décrivant les épreuves du baccalauréat.
« Ils siégeaient en robe à une table dont le tapis vert retombait amplement ; ils siégeaient au nombre de trois, comme les juges des enfers, et dominaient le candidat diminué et aplati devant eux. Le juge qui tenait le milieu de la table était volumineux, important et crasseux. C’est lui qui interrogeait quand nous entrâmes dans la salle. Il ne songeait visiblement qu’à faire paraître sa puissance et à se rendre redoutable. Il imprimait à ses questions une imposante solennité, il les enveloppait parfois d’une obscurité insidieuse à l’exemple de Sphinx, vierge cruelle, et il les poussait d’une voix de taureau, à laquelle le candidat répondait par un souffle faible et tremblant. Le juge qui se tenait à sa droite pris la parole après lui. Il était petit, maigre, vert comme un perroquet et parlait d’une voix aigüe qui lui sortait du haut de la tête. De toute évidence, il conduisit son examen, moins pour éprouver la force du candidat qu’afin de cribler de sarcasmes son gros confrère, qu’il désignait sans le nommer et avec lequel il échangeait décemment des regards venimeux. Les trois juges se haïssaient entre eux et n’avaient pas d’autre haine. Contents d’avoir fait trembler le candidat, ils le reçurent et tout s’accomplit sans pleurs ni grincements de dents. »
C’était cela Anatole France, un conteur capable de délivrer des histoires dans une belle langue classique avec un rythme singulier, bondissant ou fluide selon les pages.
J’ai lu dans une gazette locale qu’il avait prononcé un discours face aux syndicats instituteurs réunis en congrès national à Tours le 8 septembre 1919. Il avait alors délivré ce message malheureusement encore très moderne :
« Haussez vos courages, élevez vos esprits. C’est une humanité nouvelle qu’il vous faut créer, ce sont des intelligences nouvelles que vous devez éveiller, si vous ne voulez pas que l’Europe tombe dans l’imbécilité et la barbarie. »
C’était en 1919 après « la grande boucherie » et il y eu encore ensuite la barbarie nazie et la seconde guerre mondiale. L’humanité nouvelle est toujours à construire…
Anatole France est certes négligé mais qui peut dire qu’il ne peut pas revenir à la mode, la postérité est capricieuse ! Le grand Romain Gary a lui aussi été un temps oublié et est revenu au premier plan notamment avec « La Promesse de l’aube », alors quand le talent est là… En tout cas j’ai beaucoup appris en le lisant et je me suis souvent amusé. Cela change de livres récents que j’essaie de lire et qui me tombent des mains tellement ils manquent de souffle et de rythme – donc pas de chronique prévue sur ceux-là, je reste sur des articles de mes livres essentiels.
Notes avis Bibliofeel janvier 2020, Anatole France, La Vie en fleur
Très bel article pour l’un de mes auteurs préférés ! Merci 🙂
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Merci à toi pour ce commentaire qui me fait plaisir et m’encourage. Bonne journée
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très belle chronique. Je n’ai encore lu aucun de ses romans, j’ai honte tout d’un coup!
j’ai un doute avec « Les Dieux ont soif » que j’ai dû lire à l’adolescence…
c’est idiot car ma mère possède au moins une quinzaine de ses livres 🙂
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Quand je disais que ça appartenait au passé ! Mais avec ma chronique, la cote du père Anatole va remonter en flèche…. C’est presque sûr ! Merci pour ton commentaire.
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Voilà une chronique qui va en effet donner envie de (re)découvrir Anatole France. Je fais partie de la grande majorité qui n’a jamais encore lu cet auteur, et je me dis que c’est bien dommage ! Merci pour cette jolie chronique très vivante 🙂
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Merci pour ton commentaire qui me fait bien plaisir. J’espère que tu apprécieras.
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