Lune VUILLEMIN, Border la bête

Éditions La contre-allée, publié en janvier 2024

192 pages

« Haute sur ses pattes, l’orignale avance doucement. Elle traverse le matin blanc, grandes oreilles vers le ciel, narines écartées. Douceur dans le regard. »

Dès les premières pages, il y a la rencontre avec Arden et Jeff – cette grande femme aux mains d’araignée et cet homme à l’œil de verre –, alors qu’ils tentent de sauver une orignale sur les berges d’un lac gelé du Canada. Émue par cette rencontre, la narratrice décide de les suivre et de rester avec eux dans le refuge, soignant avec eux les animaux blessés. Début d’une immersion dans la pure sensation du vivant où humains et non-humains cohabitent. La narratrice au lourd passé, dont on ne connaîtra jamais le prénom, va chercher à apprivoiser ses fêlures tout en partageant celles de ses nouveaux amis. Au contact de Jeff et Arden elle va écouter les sons de la forêt et les murmures de la rivière Babine, tentant de les interpréter.

En épigraphe de Border la bête cette citation de la chanson d’A. Bashung et J. Fauque : « Délaissant les grands axes, j’ai pris la contre-allée »

Apprendre à voir, à entendre, à ressentir, c’est aussi nommer. Le vocabulaire décrivant la nature, faune et flore, est riche, jamais lassant – noms d’oiseaux, d’arbres, termes précis adaptés au territoire – mais est exposée ici l’idée novatrice que les mots actuels ne sont pas suffisant pour décrire la nature, qu’il faut « … inventer un dialecte du territoire, former un nouveau dictionnaire de cette chose mouvante, changeante et tenace qu’est la nature. »

Le style m’a plu avec ses métaphores et la personnification continuelle de la nature, incluant l’invisible. Les dialogues sont magnifiques, construits comme si la narratrice s’effaçait pour donner la parole et n’être plus qu’écoute, que ce soit lorsque Jeff lui raconte comment il a connu Arden ou encore quand elle entre en contact avec la foret et la rivière. On a une recherche d’un langage du vrai opposé au langage manipulateur visant à prendre l’ascendant quitte à tordre les mots.

« Jeff ajoute que si on fabrique un dictionnaire pour aller au-delà de la description d’un paysage comme image figée, il faut aussi faire émerger des termes pour les humains, les traces qu’on laisse derrière nous, nos odeurs, perçues par des dizaines d’êtres différents sans qu’on le sache, ou encore la violence qui émane de nous. »

La méditation, le rêve prennent une énorme place, favorisant la résilience, le besoin de paix. L’héroïne est dans la recherche d’une voie pour faire taire ses démons. Elle souhaite laisser partir hors d’elle les images de son ami Franck mort sous ses yeux avant qu’elle entreprenne ce voyage. Elle décrit des sensations intimes de la lutte, tout au long du récit, avec « la lumière ambrée et contre la boule de tourbe au fond de la gorge ». Les personnages, cabossés par la vie, conservent ensemble une force impressionnante, gardent l’espoir au cœur et l’élan des bonheurs d’amour.

J’ai aimé la poésie du texte, rarement un récit n’aura si bien intégré l’homme dans un tout rassemblant l’eau, la terre, les animaux, les arbres… Cela va loin parfois dans un style qui prend des risques avec la norme permettant alors de questionner, de bousculer, de créer…

« Je m’approche de la glace. Fine, elle laisse voir à travers elle l’eau sombre qu’elle emprisonne. Des sillons filiformes semblent avoir été poussés par le vent à la surface. Ils ressemblent à des anneaux de croissance sur une souche d’arbre. De petites bulles informes coagulées et enfermées dans le poing du froid. Je tapote du bout de mon gant. La glace se brise. C’est comme ouvrir une respiration dans le paysage. »

« Jeff dit qu’il pense que les rivières ont une mémoire et une grande force, et quand il dit rivière, il veut dire l’eau, la pierre, la terre en dessous, l’odeur du passage des bêtes, tout ce qui est vivant, dedans et en dehors, et qui vient s’y abreuver, s’y reposer, la traverser. »

La nature est un mystère à percer. La démarche est spirituelle, avec une intériorité, une prise de conscience de la souffrance animale, le besoin de réconcilier ce lien qui a été coupé ! L’autrice force le trait, utilisant une écriture envoûtante. La rivière Babine est comme un monstre, voire un dieu païen dangereux. On entre avec la narratrice dans une démarche quasi chamanique, modifiant l’état de conscience.

C’est un très beau roman. Il a du souffle, on sent la jeunesse, l’exaltation, la générosité  de Lune Vuillemin (quel prénom approprié !). A-t-elle puisé dans la mythologie autochtone canadienne pour écrire son roman ? Ni soumission à un dieu, au séculaire religieux mais retour à l’incroyable foisonnement de la vie sur terre.

Lune Vuillemin capte le paysage des grands espaces glacés de la forêt canadienne et d’ espaces intérieurs dévastés. Elle possède un talent incroyable pour rendre vivant l’environnement de ces forêts glacées qu’elle connaît, elle qui a suivi des études d’arts avant de partir deux ans au Canada, à proximité du monde sauvage et dans une expérience propice aux rencontres. Elle ne se cache pas derrière les mots. Ce talent et cette sincérité méritent d’être remarqués. Il s’agit de son deuxième roman après Quelque chose de la poussière (2019).

A signaler, la très belle édition réalisée par La Contre Allée précisant que cet ouvrage a été composé en minion pro 10,5 pts sur un papier Clairefontaine bouffant 80 g. La superbe couverture est réalisée sur un papier de création, le Kingdom laid vergé 220 g. Ce soucis de la perfection ajoute au plaisir de lecture, la liseuse (pratique quelquefois) faisant un peu office de fast-food face à la haute gastronomie de la belle édition… Un tel objet participe à l’art de la littérature et a encore beaucoup d’avenir, je n’en doute pas !

J’ai lu ce roman dans le cadre de ma participation au jury Orange du livre 2024. C’est un des 20 livres de la première sélection établie lors des échanges et votes du 26 mars. Sera-t-il dans la sélection des 5 finalistes le 13 mai prochain ? En attendant cette échéance, lisez-le, et donnez moi vos arguments pour le défendre…

Notes avis Clesbibliofeel avril 2024, Lune Vuillemin, Border la bête

4 commentaires sur “Lune VUILLEMIN, Border la bête

    1. Je n’ai pas encore arrêté ma liste mais il sera certainement dans mon choix des 5. Avec L’ami du Prince de Marianne Jaeglé (devenu aussitôt un de mes romans essentiels, une sorte de Mémoires d’Hadrien mais sur le thème de l’éducation, de la transmission, très très grand roman philosophique et plus…), aussi Camera Obscura de Gwenaëlle Lenoir… J’ai lu de très beaux textes, une très belle expérience que ce jury… 😃

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