Éditions Libretto, paru en juin 2019
Traduit de l’allemand par Pierre-François Kaempf et Corinna Gepner
Préface revue par Corinna Gepner (Alexandre, Roman de l’utopie, pour sa première publication en 1929, avait été préfacé par Jean Cocteau !)

Certains livres ouvrent des portes qu’il n’est pas facile de refermer tant la magie opère. C’est le cas avec la lecture de Klaus Mann ou le vain Icare de Patrick Schindler, une superbe biographie romancée du grand écrivain allemand, fils du célèbre Thomas Mann. J’ai parlé de ce dernier, suite aux superbes lectures de deux livres majeurs : Les Buddenbrook et Tonio Kröger. Il était temps de passer à Klaus… Je ne regrette pas du tout d’avoir commencé par Alexandre, roman de l’utopie, tellement il éclaire le parcours de ce tyran antique, et en même temps celui de Klaus Mann, en apportant un éclairage sur l’homme et la société en général.
Quel plaisir de découvrir, sous cette plume brillante, les détails des campagnes d’Alexandre le grand – puisque tel est le nom que l’histoire lui a laissé –, un roi ayant vécu entre 356 et 323 av. J.-C, un des personnages les plus célèbres de l’Antiquité. Alexandre s’oppose à son père, le roi Philippe, brutal et inculte qui règne en fin tacticien. Il a eu dans son enfance Aristote lui-même comme précepteur et est avide de connaissance. Devenu souverain de Macédoine à la mort de son père, il part à la conquête et crée un immense empire entre l’Égypte et les confins de l’Inde. Il est présenté comme avide de découvrir les religions, les croyances des pays conquis, qu’il respecte en garantissant la liberté de culte… A noter que jamais Klaus Mann n’écrit Alexandre le grand mais tout simplement Alexandre, soulignant ainsi la différence entre mythe et réalité.
La question du pouvoir est prépondérante. Suite à l’assassinat du roi Philippe, c’est sa mère Olympias qui lui donne mission de partir à la conquête de l’Asie afin d’apporter le bonheur à l’humanité !!! Autant dire que le but ne peut être atteint et Alexandre, devenu tyran, ne sachant plus où s’arrêter et exécré de tous, connaît une fin tragique :
« Plus loin encore ? Quand donc rentrerait-on chez soi ? Que leur importait le bout du monde, Ils grommelaient qu’ils en avaient assez vu. A quoi bon le Gange et la Chine ? Furieux, il cria : « Qui donc a la parole ici ? » Alors ils répondirent tous ensemble : « Nous – nous ! »
Le style m’a surpris. On a par moment l’agréable impression de textes de l’antiquité repris sous forme poétique, moderne. L’auteur a dû faire des recherches considérables afin de rester au plus près des éléments historiques transmis par les auteurs antiques ou les spécialistes d’histoire orientale : Plutarque, Droysen, Kaerst, Aristote, Ernst Bloch, (noms cités dans le livre de Patrick Schindler).

Des épisodes m’ont fortement évoqué L’Odyssée d’Homère mais dans le « style Klaus Mann », avec sa démesure, l’outrance qui semble le caractériser et qui lui permet de si bien s’installer dans l’esprit d’Alexandre. J’ai accroché dès la première phrase du roman, si simple, si évocatrice : « Il y avait le soleil, des animaux ensorcelés et des eaux au cours rapide ».
Tour à tour descriptifs des êtres, des pays avec certains passages s’échappant vers l’imaginaire, une mythologie nouvelle et fascinante :
« Mais il y avait les horribles scorpions, hérissés de piquants, aussi gros que des chiens, qui sautaient et rampaient. Il était presque impossible de leur échapper, car ils pouvaient bondir très haut. Ils ne tuaient que par cruauté puisqu’ils ne mangeaient pas de chair humaine.
Cependant on trouvait tout près d’eux les grands renards blancs aux yeux rouges : c’étaient eux qui dévoraient les victimes des insectes géants. Bien des soldats les avaient vus de leurs yeux.
D’autres avaient rencontré l’homme-singe à six mains, qui était velu et puant. Il pouvait étrangler six hommes d’un coup, chacun d’une main. En même temps, il riait, mais d’un rire épouvantable, sourd et bêlant, comme un grognement de plaisir absolument répugnant. »
Ce roman a été publié en 1929, l’année où son père reçoit le prix Nobel de littérature pour son premier livre Les Buddenbrook qui a connu un succès colossal. Klaus a vingt-trois ans seulement et sa propre existence infuse dans ces pages, notamment son homosexualité si difficile à vivre à cette époque. Il est le premier à traiter ouvertement du sujet en Allemagne. Autre thème fort du livre et totalement autobiographique : l’émancipation au père, ce qui vaut pour le jeune Alexandre, et ce qui transparaît en fond pour Klaus dans ses objectifs de devenir un écrivain reconnu.
Le personnage de Kleitos, qui a repoussé les avances d’Alexandre, représente l’amour inatteignable, tel qu’Alexandre (Klaus…) le vivra toute sa courte existence ? La vie d’Alexandre est tragique dans sa démesure et la vie de Klaus tout autant. Alexandre meurt à 33 ans, Klaus se suicide, juste après la guerre, à 42 ans… Alexandre établit un empire dans le sang de la guerre, Klaus jettera toutes ses forces contre Hitler et sa volonté guerrière d’établir un empire nazi.
« La nature, le rêve et l’esprit se fondaient l’un dans l’autre, tout devenait divin et pour finir, le divin se dispersait dans le néant.
Cette mer vers laquelle on était entraîné avec un balancement si doux, c’était le néant ; l’homme emporté par le courant le savait sans se l’avouer ; le néant l’attirait à lui, sans forme, sans fond, sans fin. D’abord venait la connaissance, puis la volupté, enfin la dissolution, qui libère de tout lien. »
Ludwig, Nouvelle sur la mort du roi Louis II de Bavière a été publié en 1937. Ce court récit sera repris au cinéma par Luchiano Visconti pour son film homonyme. Cette nouvelle ne m’a pas passionné, heureusement elle est très courte. Je n’ai pas trouvé d’intérêt à réunir ces deux textes si inégaux, écrits à des périodes très différentes de la vie de Klaus Mann. En 1929, il est en pleine production littéraire, en contact avec tout ce qui se fait de mieux au plan culturel – il est ainsi en contact étroit avec Stephan Zweig pendant deux décennies, qui l’encourage et le soutien –. En 1937, il s’engage résolument contre le nazisme, dans une démarche en décalage avec ce récit à l’esthétique romantique d’une autre époque.
Alexandre, Roman de l’utopie, est quant à lui un texte magnifique qui vaut par ses multiples facettes, le type de lecture qui éclaire les destins tragiques de cette exceptionnelle famille littéraire.
Klaus Mann, est le fils aîné de Thomas Mann. Écrivain précoce, il a publié à dix-huit ans, une pièce de théâtre et un recueil de nouvelles. Seul ou avec sa sœur Erika, il a parcouru le monde – Europe, Asie, États-Unis… Cette vie insouciante de dandy des Années folles – drogue dure, sexe, homosexualité affichée – fut interrompue par la montée du nazisme, auquel il s’opposa résolument dès le début. Écrivain prometteur encouragé par Cocteau et Gide, il fonda en exil une revue antifasciste à laquelle collaborèrent notamment Einstein, Brecht, Trotski, Pasternak, Roth et Hemingway, et participa, en 1934, à la préparation avec René Crevel du Congrès international pour la défense de la culture. Après avoir été correspondant de guerre en Espagne du côté républicain, il s’installa aux États-Unis en 1938, et c’est sous uniforme américain qu’il revient dans une Allemagne en ruines. Son œuvre romanesque – Le Volcan, Mephisto, Symphonie pathétique – Le roman de Tchaïkovski – permet de comprendre cet homme complexe et a une portée littéraire énorme. En 1949, il achevait Le Tournant, peu avant son suicide, une autobiographie sans confession d’un homme attentif aux autres et à son époque.
Notes avis Bibliofeel septembre 2021, Klaus Mann, Alexandre suivi de Ludwig
Je ne connaissais pas Klaus Mann ni ce livre. Par contre j’aime beaucoup « Ludwig » de Visconti, c’est un film somptueux. Merci de cette découverte intéressante ! 🙂
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A travers cette famille Mann on découvre tant de belles choses à la croisée de la vie familiale, de la littérature et de l’Histoire… J’ai bien envie de voir le film de Visconti, merci pour la suggestion !
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je le note, je suis sûre qu’il va me plaire…Je ne connais pas l’auteur, dont j’apprécie énormément le père Thomas avec un coup de cœur pour « La montagne magique » notamment
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Merci pour ton commentaire. Il y a beaucoup à découvrir dans les oeuvres de cette famille Mann et Klaus est intéressant, pour lui-même et ce qu’il permet de découvrir sur son père.
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Je connais le père mais pas le fils… Merci alors pour cette découverte et je note le titre pour peut-être les Feuilles allemandes.
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Ce serait une excellente idée car il a trop souffert d’être dans l’ombre de son génial père, puis du cataclysme du nazisme…
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Comme beaucoup j ai lu le père et pas Klaus. Alexandre m interesse ainsi que le Schindler
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Je vous y encourage car cela peut être une expérience passionnante.
Je vais pour ma part poursuivre en découvrant d’autres écrits de cette famille à la littérature chevillée au corps.
Si vous vous lancez, dites moi ce que vous en avez pensé…
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Pourquoi pas, si il croise ma route.
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Oui comme dans la vie beaucoup de beaux livres nous arrivent au hasard des rencontres 🙂
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Grand merci pour la référence ( les références, je note la biographie également ) et ce billet détaillé. Voilà longtemps que je souhaite lire Klaus Mann. J’avais pris Le Tournant, puis j’ai réalisé qu’il ne valait peut-être mieux pas commencer par celui-ci.
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De rien. Je suis très heureux de partager. Bonnes lectures !
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