Andreï MAKINE, Au temps du fleuve Amour

Éditions du Félin, 1994

Lu en édition Gallimard « Folio », 1996

268 pages

En couverture, La baignade du cheval rouge (détail) de Kouzma Petrov-Vodkine (1878-1939). Galerie Trétiakov, Moscou.

Le plus russe des auteurs français, prix Goncourt et prix Médicis 1995 pour Le testament français, fait entendre dans notre langue magnifiée l’imaginaire d’une enfance russe. Évidemment pour ces trois copains, Juan, Samouraï et Outkine, l’amour et les femmes fantasmées arrivent en premier dans leurs préoccupations. En toile de fond, surgit l’image de ce grand balancier de l’histoire qui broie l’homme et la femme russes (celles-ci sont très présentes dans les romans de Makine et il y a toujours une femme qui attend un homme qui ne reviendra jamais, disparu sans laisser de trace).

Juan raconte. Il est présenté comme le beau garçon qui aura du succès auprès des femmes. Le livre commence par un récit qu’il envoie à la demande d’Outkine, devenu écrivain à New-York, afin de fournir la matière qui lui fait défaut. Suite à un accident dans le fleuve glacé Outkine a une jambe mutilée et une épaule déformée. Le troisième est Samouraï, « Malgré ses allures de caïd villageois, il était un être assez sensible. »

Ces trois garçons ne parlent pas de leurs parents. La mère d’Outkine est évoquée mais il n’est pas question du père. Samouraï vit avec la vieille Olga qui leur lit des romans en français et leur parle de littérature, son surnom lui va bien car, après une agression, il n’a de cesse de cultiver son corps, sa force afin de se défendre. Pas d’autres parents… Est-ce que Andreï Makine évoque ses parents et l’orphelin qu’il a été à travers la narration de Juan ?

« Moi, je n’avais que ma tante… Le balancier dans son envol a dû écorcher le sol gelé de notre contrée en découvrant des rivières au sable d’or. Ou bien, c’est la dorure de son lourd disque qui a marqué cette terre rude… Et ma tante n’avait pas besoin d’inventer des exploits aériens. Mon père, géologue, avait suivi la trace dorée du balancier. Il devait espérer secrètement révéler quelque nouveau terrain aurifère pour le jour de ma naissance. Son corps n’a jamais été retrouvé. Et ma mère est morte en couches… »

Je relis ce livre d’initiation et il me fait encore rêver. Avec les années, d’autres aspects jaillissent que je n’avais pas vus ou qui prennent une nouvelle signification au vu des évènements actuels. Je trouve le titre sublime avec le fleuve Amour, dans ces contrées proches de l’Extrême-Orient. Au temps du fleuve Amour, aux couleurs d’un passé fantasmé, jeunesse irrémédiablement perdue, avec ses baignades dans le fleuve gelé, son  soleil qui réchauffe les corps juvéniles « … dans un étrange univers sans femmes. », avec l’écriture magnifique de cet auteur qui lui a valu une reconnaissance rapide en France.

« Et, au-dessus de la clairière, nous voyions passer l’ombre d’un hibou. Le silence était si pur que nous croyions sentir la densité et la souplesse de l’air glacé qu’incisaient les grandes ailes grises de l’oiseau. »

J’adore les passages de bains et de sauna dans l’isba près du fleuve. L’écriture de Makine déploie toute sa beauté, sa poésie, ses images. Cela commence ainsi : « Nous avons pris l’habitude, cet hiver-là, d’aller aux bains ensemble, Samouraï et moi… » Juan, 14 ans à l’époque, raconte les bains dans l’isba abandonnée, le poêle chauffant la pièce de rondins, l’eau sur les pierres, la vapeur : « Samouraï puisait une louche et aspergeait les cailloux. Un sifflement coléreux était un bon signe. »

Dans une deuxième partie, les trois amis découvrent l’Occident à travers les films de Belmondo. On sent dans ce livre l’isolement de ces contrées, le rêve transporté par le transsibérien, image de la fascination pour l’Occident, un eldorado perdu. J’ai choisi ce roman, écrit en 1994, juste avant Le testament français, pour ce qu’il révèle de l’auteur et pour les thèmes qui hanteront toute l’œuvre de Makine.

« Et les hommes, assujettis à trois éléments – taïga, or, ombre des miradors –, comptaient eux aussi. En mètres cubes de cèdre, en kilomètres de sable d’or… Ils rêvaient aussi d’une existence tout autre, au bout de ce calcul, d’une vie à dix mille kilomètres de ces lieux, par-delà l’Oural, à l’autre bout de l’Empire. Ils évoquaient l’Ukraine, le Causase, la Crimée. »

La fascination apparaît démesurée, dit quelque chose du grand balancier, de son lot de tragédies, de morts innocents. Des femmes attendront encore sur les quais de gares des retours impossibles.

Andreï Makine est membre de l’Académie française depuis 2016. Il est né en 1957 à Krasnoïarsk en Sibérie. Il a passé son enfance et son adolescence dans un orphelinat (parents disparus ?). Selon wikipedia, dès l’âge de quatre ans, il devient bilingue grâce à une vieille dame française qui s’occupe de lui ; elle est nommée Charlotte Lemonnier et présentée comme la grand-mère du narrateur dans le roman d’autofiction Le Testament français. Selon de nombreuses autres sources on peut lire que c’est sa grand-mère d’origine française qui l’initie à la littérature. C’est un élève brillant qui a étudié le français depuis l’école primaire. Boursier, il rédige une thèse de doctorat sur la littérature française à l’Université de Moscou. En 1987, un poste d’assistant de russe dans un lycée parisien l’amène en France, où il restera clandestinement. Son œuvre est polyphonique. S’il se dévoile dans ses romans, c’est par petites touches, bien caché derrière des personnages composites. Il reste à l’écart du monde littéraire et passe peu dans les médias. Il faut revoir son passage à La grande librairie pour son livre Au-delà des frontières. Il prend les commandes du show médiatique devant un François Busnel décontenancé. Il est sorti dernièrement de sa réserve pour parler de la guerre d’Ukraine, avec une certaine confusion et beaucoup de déchirement, lui qui exprime à travers ses livres un désir cosmopolite d’une Europe des lettres, de la culture et de la paix.

Quand il daigne répondre aux questions, il renvoie à ses livres censés tout dire mais les masques entourent le lecteur qui ne sait lequel est le plus fidèle à l’écrivain. On est dans le mentir vrai d’Aragon. Il donne ainsi de nombreuses pistes de réflexion à la place de certitudes que le grand balancier de l’histoire a balayées. Le roman c’est cela, ouvrir les possibles, permettre au lecteur de se faire sa propre opinion, loin d’une argumentation conduisant à une conclusion unique, définitive. Oh, il s’y est bien essayé au moins une fois avec un essai étonnant Cette France qu’on oublie d’aimer, essai désolant pour moi tellement il est loin de la qualité de son œuvre romanesque. Un masque de plus ajouté ou bien retiré. Je ne sais toujours pas alors que les livres de cet auteur singulier peuplent une petite étagère de ma bibliothèque, fasciné que je suis par ces contrées lointaines, par ce balancier de l’histoire, par ces femmes attendant des hommes qui ne reviendront jamais… Je conseille de lire ce roman, pour les images et réflexions qu’il suscite, à hauteur de ces jeunes épris de rêves et pour la belle écriture d’Andreï Makine.

« Le village n’a rien su préserver de son passé. Dès le début du siècle, l’histoire, tel un redoutable balancier, s’est mis à balayer l’Empire par son va-et-vient titanesque.. Les hommes partaient, les femmes s’habillaient en noir. Le balancier mesurait le temps : la guerre contre le Japon ; la guerre contre l’Allemagne ; la Révolution ; la guerre civile… Et, de nouveau, mais dans l’ordre inversé ; la guerre contre les Allemands ; la guerre contre les Japonais. Et les hommes partaient, tantôt traversant les douze mille kilomètres de l’Empire pour remplir les tranchées à l’ouest, tantôt pour se perdre dans le néant brumeux de l’océan à l’est. »

Avez-vous lu des romans de cet auteur ? Ressentez-vous comme moi son côté énigmatique ?

Notes avis Bibliofeel juin 2022, Andreï MAKINE, Au temps du fleuve Amour

17 commentaires sur “Andreï MAKINE, Au temps du fleuve Amour

    1. J’ai beaucoup aimé également « La musique d’une vie  » centré sur l’histoire de la Russie à travers le destin d’un jeune pianiste dont la vie est brisée par le stalinisme et par la guerre. Un beau récit de Makine : « Je parcours, plutôt par dépit, ces sentiers battus du caractère national, ces questions maudites de la russité abordées par tant de tête pensantes. Un pays en dehors de l’Histoire, le pesant héritage de Byzance, deux siècles de joug tatare, cinq siècles de servage, révolutions, Staline ? East is East…”
      Avec cet auteur, il y a de la matière… Merci Marie-Anne pour ton retour !

      Aimé par 1 personne

  1. j’ai découvert l’auteur avec « Le testament français » il y a longtemps…
    J’aime son écriture, la manière dont il manie la langue…
    « L’ami arménien » et « L’archipel d’une autre vie » sont mes préférés « au-delà des frontières » aussi…
    j’en ai d’autres en attente dans ma PAL mais je ne connaissais pas celui-ci 🙂

    Aimé par 2 personnes

  2. J’ai lu « L’archipel d’une autre vie », j’avais laissé ce commentaire : « C’était le premier roman que je lisais d’Andreï Makine, ce n’est certainement pas le dernier tant j’ai été conquis par le style de l’écrivain, un style direct, fluide, un vocabulaire riche et ce qui ne gâche rien une histoire captivante. »

    Aimé par 3 personnes

    1. Un des livres que je n’ai pas encore lu mais le commentaire pourrait coller à plusieurs des livres que j’ai lu de Makine. Je pense à La musique d’une vie, Requiem pour l’Est, Une femme aimée (sur la Grande Catherine), La terre et le ciel de Jacques Dorme et bien sûr Le testament français, le Goncourt. Un écrivain qui a construit une œuvre imposante !

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    1. Tu as trouvé les bons mots Alan ! Je suis très heureux des échanges après cette chronique, avec l’impression de renouer avec quelque chose d’important. J’étais resté sur une mauvaise impression après la lecture de « Cette France qu’on oublie d’aimer » sorte d’essai assez trouble qui ne lui ressemblait pas… Son œuvre est trop riche pour en rester là et j’ai maintenant envie de découvrir sa production récente. Malgré tout, Au temps du fleuve Amour, restera pour moi LE LIVRE d’Andreï Makine, un des rares livres que j’aurais relu plusieurs fois.

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    1. Je suis dans la même démarche mais son essai m’avait vraiment déplu. J’aimerais bien conserver précieusement l’émotion de tous ces merveilleux livres lus auparavant. A moi de bien choisir parmi ses dernières productions et espérer être encore ému…

      Aimé par 1 personne

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