Patrick SCHINDLER, Klaus Mann ou le vain Icare

Paru en avril 2021,

Éditions L’Harmattan

Collection Écritures

321 pages

Dessin de Laurence Biderfeld pour la couverture du livre, photo de Klaus Mann et de sa sœur Erika en 1927,
sur fond de carte de la progression allemande de 1940 à 1942.

Cette biographie romancée de Klaus Mann écrite par Patrick Schindler couvre la période 1906 à 1949. On suit la famille Mann sur une large période : deux guerres mondiales, les désillusions du Berlin décadent de l’entre-deux-guerres, l’exil et enfin, l’échec de la « dénazification » en Allemagne. Patrick Schindler permet d’aborder l’œuvre de Klaus Mann, transmet sa richesse mémorielle, témoignage poignant d’une jeunesse allemande prise dans la tourmente.

« Les plus beaux livres furent brûlés. On décrocha des musées les tableaux jugés licencieux. Les carnassiers persécutaient infirmes et invertis. On chassait la différence des uns dans l’indifférence des autres. La pluie du ciel devint cigüe. Le soleil pâlit. »

Klaus Mann est cet Icare, surdoué de la littérature, peinant à s’envoler tellement son père, un Thomas Mann au sommet de la gloire à l’époque, lui fait de l’ombre. Il vit en harmonie avec sa sœur Erika, autrice également, dans des idéaux en grand décalage avec la réalité, écartelé entre des éléments inconciliables. Au fil des pages se dévoile un idéaliste à l’heure du stalinisme et du nazisme, opposant farouche à Hitler, retombant continuellement dans ses addictions à la drogue, à l’alcool. Un Icare qui va se briser les ailes quelques années après la victoire des alliés. Ce récit explique parfaitement les circonstances qui l’ont amené à se suicider en 1949 alors qu’il n’avait que 43 ans.

Né en 1906, Klaus Mann aura, dès les années 1920, grâce à l’aura de son père et sa formidable énergie, ses entrées partout. Il fréquentera au cours de sa courte vie une énorme partie des intellectuels qui comptent à l’époque : Stephan Zweig, Albert Einstein, André Gide, Jean Cocteau, René Crevel, Julien Green et une foule d’autres personnages célèbres. Impossible de les citer tous, il y en a à chaque page. Suivre tout ce monde-là, leur manière d’aborder, d’affronter cette période est très instructif. Seul point négatif à mes yeux, le trop grand nombre de coquilles de cette édition, vite oublié malgré tout, tellement j’ai été porté par la force et la richesse du propos.

L’histoire intime se conjugue dans ces pages avec l’Histoire du siècle dernier mais plus encore, constitue un indispensable rappel allant bien au-delà de sa valeur de témoignage. Le rappel que les mécanismes d’accès au pouvoir peuvent nous échapper avec des conséquences terribles. Ce livre érudit, bien construit, constitue aussi une excellente incitation à lire Thomas Mann, ses enfants les plus célèbres Klaus et Erika Mann ou encore leur oncle Heinrich Mann.

Merci aux éditions l’Harmattan pour cet envoi – et la mise en contact avec l’auteur –. J’ai découvert un livre précieux, riche d’humanité, ouvrant en grand les portes sur quarante ans de l’histoire tragique d’une famille d’intellectuels en vue, rejetés de l’Allemagne nazie. Impressionnante force de la culture allemande, de ses intellectuels d’alors qui ne feront pas le poids face à la vague nazie et à un large laisser-faire de leurs concitoyens ainsi que des dirigeants de l’Europe entière.

Un grand merci à Patrick Schindler pour avoir accepté de répondre à mes questions. Ses réponses sont tout à fait intéressantes, je lui laisse la parole :

« – Il s’agit d’une biographie romancée, avez-vous écrit à partir des documents ou repris des passages traduits des journaux de l’auteur ?

Ce livre a une petite histoire, que je me permets de vous raconter. Il s’agit en effet d’une biographie romancée, dans sa seconde écriture.

A l’origine, j’ai découvert Klaus Mann lors d’une émission de radio (sur Radio libertaire), à laquelle j’étais invité, il y a environ cinq ans, en compagnie de Corinna Gepner, une de ses grandes traductrices. 

Ce fut le coup de foudre immédiat pour ce personnage au sein d’une famille hors du commun. A tel point que dans la foulée, j’ai lu l’intégrale des œuvres de Klaus Mann, romans, nouvelles, biographies et articles. 

Puis, dans une suite logique pour moi, les livres de sa sœur Erika,véritables trésors historiques de la période de Weimar et de l’exil ainsi que ceux de son père et de son oncle Heinrich.

Je me suis ensuite penché sur sa volumineuse correspondance (Fonds Klaus Mann, souvent en Allemand, parfois en Anglais et même en Français !), ses mémoires, ses interviews (publiés dans des traductions françaises récentes) puis sur les journaux intimes des membres de sa famille Thomas, son père (publiés chez Gallimard, du moins ceux qui ont été publiés) ; Katia, sa mère ; Golo, son frère et enfin Frido, son neveu. Ne restait à trouver que le lien entre tous ces éléments. 

En réfléchissant, j’ai fini par le trouver. J’ai donc lu dans une édition récente en français l’intégralité des journaux intimes de Klaus Mann, du moins ceux qui ont été sauvés de la razzia faite par les nazis au domicile des Mann en 1933 (hélas disparus), les autres antérieurs ont pu être sauvés grâce à la vigilance de son frère Golo qui les a rapportés chez les parents Mann à Zurich au début de l’exil de la famille.

Armé de cette volumineuse documentation, j’ai écrit il y a environ quatre ans, une première version que j’ai envoyée à plusieurs éditeurs (dont les plus grands). Elle me fut refusée pour une raison tout à fait justifiée à mon sens : cette première version s’est avérée trop volumineuse et par trop universitaire dans sa forme. C’est ce que la plupart des éditeurs m’ont répondu, d’autres qu’ils n’étaient pas vraiment intéressés par ce type de biographies.

Sur la suggestion d’un éditeur bienveillant, j’ai réfléchi à comment la transformer en une formule plus simple, plus accessible et moins difficile à lire. C’est ainsi que j’ai pensé à la transformer en biographie romancée (genre dans lequel, d’ailleurs, Klaus Mann excellait. C’était pour moi un signe ! …). Telles furent donc les circonstances dans lesquelles j’ai démarré cette aventure passionnante, au cours de laquelle je pris bien soin (en tant que bio « romancée »), de laisser une grande place à ma sensibilité. Néanmoins, sous l’entière surveillance incessante du journal intime de Klaus, la meilleure façon de le respecter, du moins à ce qu’il me semble … J’ai donc commencé la rédaction de cette nouvelle version il y a environ deux ans.  

– Quelle est la part de fiction par rapport aux documents ? Est-ce seulement les liens entre chapitres ? Il y a un jeu de masque de Klaus Mann par rapport à sa vie. Comment faire la part des choses entre ce qu’il en a dit et la réalité ?

De fait, la fiction a pris certes, une place importante lors de la seconde version. Pour ce faire, j’ai essayé de relire une seconde fois tous ses journaux intimes et les nombreux textes autobiographiques de Klaus Mann. J’ai essayé ainsi de bien m’imprégner du personnage. 

Ce fut alors un vrai plaisir car la suite vint d’elle-même. Pour les liens, j’ai décidé non pas de faire des chapitres car j’ai décidé de ne pas opter pour cette forme et de laisser couler le cours de l’histoire sans l’interrompre par différentes périodes ce que j’avais fait dans la première version (enfance, les années Weimar, les années d’exil, les années de guerre et d’après-guerre). 

J’ai donc choisi l’option d’un fil continu et ai eu l’idée de faire commencer Klaus à parler dix jours avant son suicide (comme on peut le voir dans le prologue) et par un long déroulé, de faire voir comment il en était arrivé au suicide, après plusieurs tentatives et pour quelles raisons. 

– La masse de documents semble considérable. Comment avez-vous travaillé ?

Je me suis donc ensuite attaqué au contexte historique et l’ai émaillé tout au long des années de vie de Klaus Mann. Donc, même si beaucoup de réflexions sur l’actualité sont issues de la plume même de Klaus Mann, en l’occurrence dans ses nombreux articles sur l’actualité dans son activité de journaliste, les autres ont été empruntées dans la liste des documents historiques sur lesquels je me suis appuyé. J’ai également suivi les cours donnés par Isabelle Davion à la Sorbonne en été 2016 et ainsi j’ai complété la relation des événements par Klaus Mann, souvent uniquement signalés dans ses journaux, mais que j’ai alors développée. Cette partie a été assez difficile à réaliser, car je ne devais jamais perdre de vue ce que Klaus Mann avait pu savoir et de le dissocier de ce que nous avons appris que beaucoup plus tard. Un exercice très intéressant auquel se contraindre, cela dit.  

Puis, au fil de la seconde écriture, il m’est venu des idées pour lier le tout d’une façon cohérente. Pour un seul exemple, vous avez ainsi peut-être remarqué que dès le début de la narration, je fais pénétrer Klaus et sa sœur Erika, en douce, dans le bureau de leur père Thomas, pour lire en cachette ses journaux intimes (du moins ceux publiés à la suite de sa mort). Petit tour de passe-passe qui permet au lecteur de savoir en temps réel, ce que pensait Thomas Mann de son fils et de ses enfants. 

J’ai également procédé ainsi avec Golo, en lui faisait parfois écrire ou téléphoner à Klaus, pour lui donner sa vision en temps réel sur les événements familiaux ou historiques. La même chose pour Katia Mann, la mère de Klaus, avec les révélations qu’elle a pu faire dans sa seule et tardive interview (sourcée également). Pour Erika, ce fut plus simple puisque très proche de Klaus, ce dernier nous en parle longuement dans ses journaux et autobiographies. Ainsi donc, j’arrivais à une certaine cohérence tout en respectant les propos des principaux protagonistes. Pour Stefan Zweig, autre exemple s’il en est, je me suis basé sur sa correspondance avec Klaus Mann récemment éditée également en version française. Je n’ai lu qu’en Allemand à la BNF, les documents qui y sont conservés (ainsi que certains provenant de copies du Fonds Klaus Mann allemand) mais non traduits, ni publiés issus de ses journaux sur son enfance et son adolescence, ainsi que des articles parus, entre autres dans le Spiegel, à l’occasion de la date anniversaire de Thomas Mann, qui a produit bon nombre d’articles en Allemagne sur la famille Mann.

– J’ai une interrogation concernant la connaissance des camps par Klaus Mann. A la lecture j’ai eu le sentiment qu’à l’époque il savait presque en temps réel ce qui se passait On entend souvent que la réalité des camps avait été connue plus tard ? Est-ce que les écrits de la famille Mann montrent qu’il y avait cette connaissance dès le début ?

Je vous remercie de vous être posé la question au sujet des tortures, meurtres puis du génocide, il s’avère que Klaus Mann et Erika faisaient très tôt partie d’un réseau de résistants (dit de l’intérieur, c’est à dire en Allemagne) et c’est ainsi qu’ils avaient accès en direct à beaucoup d’informations que les autres exilés n’avaient pas forcément. D’autre part, ils ont toujours été exilés dans des carrefours où un nombre impressionnant d’exilés politiques dont des résistants, notamment à Prague, Paris et New-York. Leurs amis, dont beaucoup d’entre eux étaient engagés dans la résistance intérieure arrivaient du moins, juste après la prise du pouvoir par Hitler (et donc entre autres de l’ouverture des premiers camps de concentration, à l’origine destinés à tous les opposants) à passer encore des informations à l’étranger, ainsi que des tracts et des documents rédigés par les résistants de l’intérieur.  Car contrairement à ce que l’on pourrait croire, dans les premières années du troisième Reich, la résistance était très active surtout dans les grandes villes allemandes. Ensuite, au début des déportations de masse de juifs dans les camps, ils avaient assez d’amis juifs allemands qui avaient réussi à fuir au dernier moment pour en être informés avant tout le monde. D’ailleurs, si vous regardez les informations que livre Klaus Mann elles sont souvent issues de ses propres journaux, donc irréfutables. Et c’est bien ce qui le mit en colère car non seulement les gens ne le croyaient pas, y compris même certains juifs des autres pays, tellement en effet c’était inimaginable. Et pourtant… »

Merci infiniment Patrick Schindler pour ce livre passionnant et utile !

Notes avis Bibliofeel mai 2021, Patrick Schindler, Klaus Mann ou le vain Icare

15 commentaires sur “Patrick SCHINDLER, Klaus Mann ou le vain Icare

    1. C’est une vrai découverte pour moi car je ne connaissais que Thomas Mann de nom, sans jamais avoir lu quoi que ce soit. Je vrai essayer de rattraper en lisant « La montagne magique » et « A travers le vaste monde de Klaus et Erika ». Il est sorti de nouvelles traductions prometteuses… Merci à toi pour ta lecture et commentaire !

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    1. J’ai écouté cette excellente série d’émissions lors de la préparation de cette chronique. C’est là que j’ai découvert qu’étaient publiées de nouvelles traductions de La montagne magique et de A travers le vaste monde de Klaus et Erika Mann, livres que je compte bien me procurer… Merci Lilly pour ta lecture et commentaire. Alain « Bibliofeel »

      Aimé par 1 personne

    1. Ravi que cette interview vous ait intéressé d’autant plus que c’était la première fois que je pratiquais cet exercice. Merci surtout à l’auteur qui a accepté très gentiment de répondre à mon courriel !

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  1. Je le note j’aime beaucoup Erika et Klaus Mann, leurs journaux / écrits et je trouve ces écrivains tres interessants aussi sur le plan de leur personnalité et leur engagement face à leur époque terrible. Je vais me procurer ce livre

    Aimé par 1 personne

    1. Moi je vais faire, grâce à cette lecture, la démarche inverse, commencer à lire les œuvres du clan Mann… Dommage que cette édition n’ait pas fait l’objet d’une relecture évitant ces fautes et coquilles trop nombreuses. Malgré cela, j’ai apprécié le formidable travail de Patrick Schindler et la manière de romancer cette biographie comme il explique si bien dans l’interview.

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  2. Bonjour à vous toutes et tous.
    Je viens de lire les commentaires au sujet de mon livre Klaus Mann ou le vain Icare.
    Je vois qu’un certain nombre d’entre vous ont l’intention de découvrir les œuvres de la famille Mann.
    Puis-je me permettre de vous donner un petit conseil ?
    Pour ce qui concerne Thomas Mann, La Montagne magique est en effet un très bon choix, c’est un livre très érudit mais aussi marqué par beaucoup d’humour et d’autodérision. Mais je vous conseille vivement également de Thomas Mann : Tonio Krüger, La Mort à Venise et surtout, les Buddenbrook, un petit chef-d’œuvre précoce particulièrement délicieux.
    Pour Klaus Mann et sa sœur Erika. Voyage autour du monde est loin d’être leur meilleur livre. D’ailleurs, Klaus Mann lorsqu’il le relu quelques années après sa parution ne l’aimait pas et expliquait qu’ils l’avaient écrit dans un but purement commercial (comme je l’ai d’ailleurs indiqué dans mon livre sur Klaus Mann).
    Je me permets de vous suggérer plutôt pour découvrir ces deux auteurs de commencer par le chef d’œuvre de Klaus : Mephisto.
    Me semblent également incontournables : La Danse pieuse, Point de rencontre à l’infini, Le Volcan et surtout, deux de ses biographies : Celle sur Tchaikovski « La symphonie pathétique » et celle sur Alexandre le Grand, « Roman d’une utopie ».
    Pour Erika, me semblent incontournables également pour les férus d’histoire et notamment celle de la résistance allemande sous le régime nazi : School for Barbarians: Education Under the Nazis (L’École pour les barbares : l’éducation sous les Nazis) ; « 10 millions d’enfants nazis » avec une préface de Thomas Mann ; Escape to life (Fuir pour vivre), en collaboration avec Klaus Mann et surtout, The lights go down (Quand les lumières s’éteignent),
    Enfin, je vous recommande également « Professeur Unrat » d’Heinrich Mann, (l’oncle), livre qui a inspiré la version cinématographique L’Ange bleu.
    Ceci qu’à titre indicatif, car comme aurait pu dire Georges Brassens de la Famille Mann « Tout est bon chez elle : il n’y a rien à jeter » !
    Mes amitiés à tous et merci pour vos aimables commentaire,
    Patrick Schindler, l’auteur de KM ou le vain Icare

    Aimé par 2 personnes

    1. Merci Patrick Schindler pour ce commentaire particulièrement intéressant, donnant des clés pour lire les textes de cette extraordinaire famille Mann. Je pense que je vais porter mon choix sur La montagne magique pour Thomas Mann et Méphisto pour Klaus. Cette œuvre au cœur de l’Europe, à une période cruciale, à la croisée de la littérature et de l’Histoire, est passionnante. Votre liste de lecture permet de mesurer le travail que vous avez fourni afin d’écrire votre Klaus Mann ou le vain Icare. Une belle montagne à gravir qui doit avoir, vu votre enthousiasme, quelque chose de magique. Nos échanges et votre disponibilité ont été un plaisir. Amitiés littéraires.

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