Luis SEPULVEDA, Le vieux qui lisait des romans d’amour

Lu en collection Points, publié en avril 1995

Première publication en 1992 aux éditions Métailié

Traduit de l’espagnol (Chili) par François Maspero

122 pages

Couverture: Frances Broomfield, Le rêve du Douanier Rousseau. Le fauve du livre n’est pas un tigre mais un jaguar.

Je suis ravi de découvrir enfin la première publication de ce grand écrivain chilien disparu en avril 2020, il y a tout juste deux ans. Le thème central du récit, la confrontation de l’homme et de la nature, avec son lot de destruction, est de plus en plus d’actualité… ou devrait l’être au vu des risques climatiques qui pèsent sur le devenir de l’homme.

J’ai envie d’insister sur la forme littéraire remarquable adoptée par l’auteur qui, personnellement, m’a évoqué l’esthétique du western. J’avoue avoir eu un faible dans ma jeunesse pour ces films, ces livres, où un héros solitaire parvient à s’imposer, grâce à son intelligence, à son courage, face à des forces injustes et plus nombreuses…

Les colons sont là, établis à El Idilio, sur le rivage du fleuve Nangaritza dans les profondeurs de la forêt amazonienne. Ils vivent à côté des Shuars, peuple hautain et orgueilleux et de chercheurs d’or… et des jivaros, rejetés par les Shuars car trop proches des gringos…

Le récit commence par une magistrale scène de présentation de tout ce microcosme avec l’arrivée du docteur Loachamin, une forte figure. C’est lui qui va approvisionner le personnage principal, Antonio José Bolivar, en romans d’amour. Il vient deux fois par an pour des extractions dentaires que je ne souhaite à personne, rappelant les extractions de balles dans les westerns sous le seul anesthésique du whisky. Ici, c’est l’ « aguardiente Frontera » qui aide à supporter et est sensé désinfecter.

La loi est représentée par Le maire, autorité suprême dans ces contrées lointaines, surnommé inamicalement « Limace » à cause de sa transpiration abondante. C’est une espèce de shérif, au passé douteux, ne répugnant pas à se faire appeler « Excellence ». Quant à la loyauté elle est selon ses intérêts. Il apporte au récit, une bonne dose d’humour… A ses dépens.

« Les quatre hommes ne risquèrent aucun commentaire. Ils prenaient seulement plaisir à le voir transpirer comme un robinet rouillé condamné  à couler pour l’éternité. »

Le héros solitaire de ce western détourné, avec ses figures féminines archétypiques, est un homme meurtri par la vie suite à une histoire d’amour malheureuse avec la belle au nom long comme le fleuve tropical, Dolores Encarnacion del Santisimo Sacramento Estupian Otavalo… Voici pourquoi Antonio José Bolivar va lire des romans d’amour, de ceux qui finissent mal :

« Le Rosaire de Florence Barclay contenait de l’amour, encore de l’amour, toujours de l’amour. Les personnages souffraient et mêlaient félicité et malheur avec tant de beauté que sa loupe en était trempée de larmes. »

Antonio va devoir sortir de ses lectures lorsque ses amis Shuars sont injustement accusés d’un meurtre. Ayant appris à survivre dans la forêt au contact de cette population indigène dont il a partagé le quotidien, il a vite compris qu’un fauve pris de folie est à l’origine de la mort du chasseur blanc.

L’affrontement final entre le héros et la bête rendue folle par la faute des chasseurs est à la hauteur de ce chef-d’œuvre magnifiant l’amour de la nature. Le plaidoyer est habile : faute de connaître et respecter celle-ci, elle se venge et cause la perte des hommes. Un équilibre est à chercher et pour le trouver il est nécessaire d’apprendre à l’écouter et la comprendre. Sorti en 1992, ce livre éclaire l’actualité alors que l’Amazonie est de plus en plus meurtrie par une déforestation absurde, conduisant à la disparition des hommes qui savent vivre en harmonie avec l’environnement non-humain et dont on aurait de plus en plus besoin, crime maintenant qualifié d’écocide

Luis Sepulveda dédie son livre à son ami Chico Mendes, grand défenseur de la forêt amazonienne, assassiné pour ses idéaux en 1988.

« Tu ne liras pas ce roman, Chico Mendes, ami très cher qui parlait peu et agissait beaucoup, mais ce prix Tigre est aussi le tien, comme il est celui de tous les hommes qui continueront sur le chemin que tu as tracé, notre chemin collectif pour défendre ce monde, notre monde, qui est unique. »   

Un roman à lire, assurément, nous qui avons la chance de pouvoir le faire et avons le devoir de défendre ce monde unique, à la beauté irremplaçable.

Antonio José Bolivar, le vieux qui lisait des romans d’amour, lit à son rythme, mais il ne sait pas écrire. C’est un homme simple, peu cultivé, ayant découvert que la lecture lui permet de s’échapper d’un monde jugé barbare.

« Il lisait lentement en épelant les syllabes, les murmurant à mi-voix comme s’il les dégustait, et, quand il avait maîtrisé le mot entier, il le répétait d’un trait. Puis il faisait la même chose avec la phrase complète, et c’est ainsi qu’il s’appropriait les sentiments et les idées que contenaient les pages. 

Quand un passage lui plaisait particulièrement, il le répétait autant de fois qu’il estimait nécessaire pour découvrir combien le langage humain pouvait aussi être beau. »

Que peut-on ajouter concernant le plaisir de la lecture après ce passage magnifique ! Un roman truculent qui a révélé immédiatement son auteur avec une diffusion mondiale et plusieurs prix. Il est à l’origine d’une œuvre forte en relation avec l’histoire du 20ème siècle. J’avais aimé « Un nom de torero » dont vous pouvez lire la chronique, avec des éléments de biographie de Luis Sepulveda, ICI.

Notes avis Bibliofeel avril 2022, Luis Sepulveda, Le vieux qui lisait des romans d’amour

26 commentaires sur “Luis SEPULVEDA, Le vieux qui lisait des romans d’amour

  1. Que j’ai aimé cet article sur un livre d’un auteur que j’aime tant! La scène de l’extraction dentaire, c’est quelquechose! :). Il y a dans ce livre une ambiance, une atmosphère moite. On s’imagine ses hommes perdus au milieu de l’Amazonie, loin de tout, avec pour seule civilisation le livre. La fin de ce livre est très prenante au cœur de la jungle ou l’homme et l’animal sont à égalité face à la mort.

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  2. Je n’ai jamais lu ce livre ni cet auteur même si j’ai énormément entendu parler de l’un et de l’autre !!!
    Mais oui, je vois tout à fait ce que tu veux dire par ton commentaire ! Il y a un vrai lien sur… Le temps de respiration, la beauté dans la simple vie dans le besoin de… Arrêter de courir et de se battre contre le temps contre tout !

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    1. Il s’agit de l’harmonie de l’homme avec son milieu. Courir toujours amène à moins penser ou à ne pas penser à pourquoi on le fait… Bon, ma comparaison de Sepulveda et Giono est un peu limite, je le reconnais… Mais si l’un mène à l’autre la lecture est gagnante et c’est bien l’essentiel 🙂.

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  3. Bonjour,
    Merci pour cette chronique sur un livre incontournable qu’il me tarde de découvrir ! L’idée d’écouter et de comprendre la nature pour la protéger, l’importance de l’Amazonie, cette incroyable réserve de biodiversité, me fait penser au livre de non-fiction « Yanomami, l’esprit de la forêt » récemment paru chez Actes Sud. Cet ouvrage est très intéressant pour en savoir plus sur les chamans yanomami du nord du Brésil et leur relation avec la forêt…
    À bientôt !

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    1. C’est certainement très intéressant et il faut parler le plus possible de ces sujets dans l’espoir de changements dans cette région tellement meurtrie chaque jour. Merci pour ce titre que je note. Belle journée à toi !

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      1. Bonjour Alain,

        Me revoici après avoir lu « Le vieux qui lisait des romans d’amour », que j’ai malheureusement eu du mal à apprécier… Ce n’était pas une lecture désagréable, mais je suis restée sur le seuil et n’ai pas réussi à entrer dans cette histoire.

        Il y a certes de belles choses à explorer sur le lien entre l’homme et la nature dans ce roman ! Et le personnage du jaguar est très attachant (le plus attachant, peut-être ?)

        Je n’avais pas fait le lien avec le western durant ma lecture, mais c’est vrai, il y a de cela…

        En outre, je dois avouer ne pas avoir beaucoup aimé le traitement de la corpulence du maire, constamment moqué pour son embonpoint.

        Enfin, voici quelques-unes de mes pensées pêle-mêle, merci encore pour cette chronique qui m’a permis de remettre ma lecture en perspective 🙂

        Lilly

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        1. Merci Lilly pour ces impressions de lecture. J’avoue que le traitement du maire ne m’avait pas interpellé… Peut-être s’agit-il d’une façon de remettre à sa place un personnage douteux, imbu de sa va personne. Dans mon souvenir c’était plutôt humoristique même si c’est contestable… Le traitement de la corpulence peut être beaucoup plus positif dans certains livres quand le personnage montre un caractère généreux. Je pense au docteur Kersten dans la description qu’en fait Joseph Kessel dans Les mains du miracle.
          On ne peut pas tous apprécier les mêmes romans, heureusement et cela permet le débat.
          Bon été à toi avec beaucoup de belles lectures.

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