Gwenaëlle LENOIR, Camera obscura

Editions Julliard

Publié en janvier 2024

La 4ème de couverture résume bien le sujet en quelques phrases : Un matin, un photographe militaire voit arriver, à l’hôpital où il travaille, quatre corps torturés. Puis d’autres, et d’autres encore. Au fil des clichés réglementaires qu’il est chargé de prendre, il observe, caché derrière son appareil photo, son pays s’abîmer dans la terreur. Peu à peu, lui qui n’a jamais remis en cause l’ordre établi se pose des questions. Mais se poser des questions, ce n’est pas prudent. Avec une justesse troublante, ce roman raconte le cheminement saisissant d’un homme qui ose tourner le dos à son éducation et au régime qui a façonné sa vie. De sa discrétion, presque lâche, à sa colère et à son courage insensé, il dit comment il parvient à vaincre la folie qui le menace et à se dresser contre la barbarie.

Mon avis : Le rythme est celui d’un roman policier ou d’un thriller avec un premier chapitre choc, totalement glaçant et pourtant addictif, il est déjà trop tard pour refermer le livre… Ensuite, retour en arrière : à l’hôpital militaire où les collègues du photographe sont acquis à la terrible répression policière qui touche les opposants au régime. Moustache, Tony, Freddy et Salim sont tous des militaires obéissant quels que soient les ordres, espérant une promotion, des avantages qu’on découvre dans l’effarement : argent extorqué aux familles, jusqu’aux viols et meurtres… Ce n’est pas une lecture pour les âmes trop sensibles et pas du tout une lecture pour s’endormir le soir. L’écriture de Gwenaëlle Lenoir nous met au cœur du choix : accepter l’ordre établi ou bien le contester et se mettre en danger… On a les scènes comme les voit le photographe de cette morgue qui ne désemplit pas. Freddy, une croix grossière et noire tatouée sur l’avant-bras droit, remplace Tony et apporte un saut dans l’horreur, lui qui dit « terroristes dix fois dans sa phrase, comme s’il donnait à manger au président sur son biceps. » Heureusement, on a en face de ces monstres, des résistants d’un courage qui force le respect, les Abou Georges, Aymar et surtout Abou Faisal !

Les sbires du président et les enfants « croient aux histoires simples du Grand Homme. » et il devient impossible d’apporter la contradiction sous peine de mort. Le système de surveillance et la délation sont très bien rendus. J’ai été choqué de réaliser que Ania et son mari, le photographe, ne peuvent pas empêcher leurs enfants de chanter les chants à la louange du président appris à l’école, ce serait dangereux si ceux-ci parlaient mal du président ensuite. Et pourtant, avant ce chaos généralisé, une autre époque a existé :

« Je glisse sur les dalles de pierre noircies par les pas et les siècles, je suis transporté au temps de la splendeur de la ville, quand elle régnait sur le monde par sa splendeur et son érudition. »

Le photographe ne peut pas s’empêcher de garder une trace de ces crimes, réflexe d’humanité qui deviendra ensuite témoignage pour espérer que la justice soit possible :

« Mais avant, j’ai recopié les noms et les dates. Je ne sais pas ce que je vais faire de cette feuille, des seize noms et de leur âge. »

Il transmet les photos à un réseau de résistants et devient ainsi un héros malgré lui, mettant sa femme Ania et ses deux enfants en danger. Il se met en danger s’il part de « l’hôpital » car il en sait trop. Il se met en danger s’il reste, tellement il est en retrait du comportement de haine de ses collègues. Il se met en danger s’il parle à Ania. « Ce n’est pas prudent » revient comme une rengaine tout au long du récit.

L’écriture est concise, terriblement efficace, toujours dans l’action, comme un œil qui observe et imprime l’image, nous la rend exacte à chaque phrase comme une vraie chambre obscure avec l’image sur le papier photosensible. Sur des bannières, en ville, « Le président a le visage masqué par des lunettes de soleil d’aviateur, les lèvres serrées, le cou démesurément long, le menton levé. Il ne protège pas la ville. Il la mate. » Gwenaëlle Lenoir a des expressions définitives pour exprimer le malaise du photographe : « Dans la cour, j’ai respiré l’air des gaz d’échappements à grandes goulées » ou encore« A l’époque on ne tuait pas les enfants comme on écrase les insectes. »

Beau titre que ce Camera obscura, cette chambre obscure permettant de capter une image inversée de la réalité. Et cette pièce là où sont réceptionnés les « terroristes », en fait des manifestants ou des opposants, mérite bien d’être qualifiée d’obscure. L’autrice parvient à traquer ce moment où on ne peut plus fermer les yeux, ce moment où tout devient clair et terriblement dangereux, promesse de libération ou de mort. Alors il y a la peur qui prend de plus en plus de place et on tremble avec ces hommes, ces femmes, vivant au mauvais endroit, au mauvais moment.

Gwenaëlle Lenoir annonce :« Ce livre est un roman dont le personnage principal est réel. Ce photographe existe et vit caché quelque part en Europe. Son nom de code est César. Les atrocités décrites sont avérées, les faits sont documentés, mais sa voix est la mienne. » César, photographe légiste de la police militaire syrienne, a risqué sa vie pour documenter les crimes du régime de Bachar el-Assad entre 2011 et 2013.

Journaliste indépendante et spécialiste du monde arabe et de l’Afrique de l’Est, Gwenaëlle Lenoir, ancienne Grande reporter à France 3, a écrit pour la presse et Mediapart, notamment sur les bouleversements au Soudan depuis le destitution d’Omar el-Béchir en 2019. Elle montre ici qu’elle est aussi une autrice talentueuse. Son Camera obscura est un livre important, un des meilleurs lus dans le cadre de la sélection pour le prix Orange du livre 2024 auquel j’ai l’honneur de participer.

Notes avis Bibliofeel février 2024, Gwenaëlle Lenoir, Camera obscura

9 commentaires sur “Gwenaëlle LENOIR, Camera obscura

    1. Je ne cache pas que cela a été dur pour moi au début mais il n’y a pas de violence directe, non utile pour l’histoire. Je me suis senti plus fort après cette lecture. Le talent de l’autrice permet une mise à distance, avec la lumière de l’espoir toujours présente ! Très bonne semaine.

      J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.