Marc Alexandre OHO BAMBE, Les Lumières d’Oujda

Edition Calmann Levy, paru en août 2020

Superbe découverte ! Pourtant le nom de l’auteur m’était totalement inconnu avant de lire « Les lumières d’Oujda » – quel étonnement d’éprouver  la joie apportée par ce roman poétique !

Je l’ai terminé en quelques jours seulement, presque déçu d’arriver déjà à la dernière page ! Les personnages sont attachants, je les garde tous dans mon cœur une fois le livre refermé. Le personnage principal, Mano raconte. A travers lui, on peut penser que c’est aussi l’auteur qui s’exprime. Après une traversée entre la vie et la mort, dont on ne saura que peu de chose, et un passage à Rome, il rencontre Mélodie. Mais sans papiers, « extra-comunitare » comme il dit, dealant « un peu » de shit et autres stupéfiants, il est vite rapatrié au Cameroun après un séjour en prison. Il s’engage alors dans une association qui lutte contre les départs « vers les cimetières de sable et d’eau ». Sa seule famille est Sita, sa grand-mère, à qui il voue admiration et amour. Son engagement le conduit à Oujda, rue d’Acila, où le père Antoine et Imane accueillent des réfugiés. Imane avec qui il fera un bon bout de chemin et trouvera l’amour. A partir de là se racontent par touches, par poèmes, par flots de paroles comme un slam, les récits de vie de Yaguine et Fodé, Youssef, de Swaeli, de « la folle » et de ceux qui n’ont pas renoncé à œuvrer pour l’humanité : Leila et Imane elle-même, le père Antoine, Ibra et Mano lui-même.

En suivant Mano, le récit nous embarque à Douala, dans le quartier Bonaprisa, à Mongo le long du fleuve Wouri, à Oujda au Maroc. Autant de lieux évoqués avec la force du chez soi quitté douloureusement par les « fugees ». Les pas des réfugiés nous parlent de la Libye « détruite. Déboussolée, sans Khadafi. Dictatueur éclairé, regretté parfois. Par un peuple à l’agonie », Tanger (quartier Boukhalef), Casablanca, Conakry, les camps de Moria à Lesbos, les camps de Wadi Khaled et Aarsal au nord Liban. Mais aussi dans le Tarn à Cordes-sur-ciel – clin d’œil à Albert Camus qui a su si bien écrire sur la beauté de cette cité.

Les influences littéraires de l’auteur sont multiples : signe d’une belle maturité, le récit emprunte aussi aux grands auteurs : Albert Camus (aux hommes eux-mêmes de donner sens à leur vie), le Grand-papa Aimé Césaire bien sûr, René Char et même l’Odyssée d’Homère quand il parle des Ulysses fugueurs (les fugees). Je suis tenté d’ajouter Jacques Prévert par cette poésie de la simplicité, épurée jusqu’à l’extrême qui vise et touche au but sans détour. Fils spirituel de Jacques Prévert avec une allure de Charlie Chaplin ! C’est l’image qui me vient pour cet auteur, plutôt pas mal comme filiation artistique…

La forme générale est le poème avec des variations inouïes, tout à fait originales : quelquefois un mot sur chaque ligne comme s’il fallait économiser, prendre le temps de savourer le sens, apprécier la force de la respiration, donner une valeur à chaque idée ; à d’autres moments ce sont des pages hallucinées sans ponctuation en texte italique et caractères droits mêlés. Calme et détermination à exprimer ce qui a du mal à l’être totalement : la grande question du livre : Pourquoi on part ? Les langues se mélangent avec le camfranglais (argot camerounais à base de français, d’anglais et de langues camerounaises) et d’arabe. Curieusement le talent de l’auteur permet de lire sans effort. C’est un concentré de sentiments, il y a peu de détails inutiles, seulement le vécu profond qui seul compte pour le poète. Quand il fait parler sa grand-mère ce sont quelques mots de la langue de celle-ci qui sont choisis, comme un respect à sa culture. J’ai été très impressionné par le poème « La route » quand, au tribunal de l’Histoire, il appelle celle-ci à la barre des témoins.

Mc Solaar, « Caroline », qui sème le vent récolte le tempo, paroles de Claude M’Barali, musique de Christophe Viguier, 1991.
Version avec orchestre symphonique, 2016

C’est une lecture passionnante et un livre édifiant, un beau texte en lien avec l’actualité immédiate et à venir – le réchauffement climatique ajoutera bien des déplacements. J’ai eu le sentiment de lire un auteur majeur du moment, le slam prenant sa place dans une poésie réinventée dans la forme pour réenchanter le monde. Un possible retour de la poésie, une vraie bonne nouvelle si elle parvient au plus grand nombre via le pouvoir de diffusion des médias et d’internet, terminant sa mue en livre de cette qualité. Des slameurs sont cités, véritables poètes modernes : Mc Solaar, Keny Arkana. J’ajouterais pour ma part Grand Corps Malade et… Capitaine Alexandre, ce dernier étant le nom de scène de Marc Alexandre Oho Bambe.

En marge de ce livre impressionnant et utile au lecteur, célébrant l’amour de la vie, de la beauté des choses et de certaines personnes, il est émouvant d’écouter la voix douce et fluide, à la clarté musicienne, d’un écrivain, poète et slameur à découvrir absolument si ce n’est déjà fait. Je remercie Babelio et Calmann-Levy de m’avoir mis dans les mains les écrits d’un écrivain-poète qui sera classé d’emblée dans mes auteurs majeurs et dont je vais suivre la production.

Marc Alexandre Oho Bambe, « Capitaine Alexandre »,
Réapprendre à vivre

J’ai poursuivi cette lecture par un livre de poésie : « De terre, de mer, d’amour et de feu », édité en juin 2018. Ce recueil de facture plus classique sur la forme, uniquement composé de poèmes sans emprunts d’autres langues, confirme pour moi l’immense talent de l’auteur.  

L’auteur : Marc Alexandre Oho Bambe est né en 1975 à Douala au Cameroun. Il est le fils d’une professeure de français, de lettres et de philosophie et d’un homme de culture, fonctionnaire et mécène. A 17 ans il quitte le Cameroun pour venir s’installer en France à Lille. Après des études littéraires et d’attaché de presse, il enchaîne les concerts de slam – sous le nom de Capitaine Alexandre –, les livres et les chroniques dans les médias. Son œuvre, déjà bien fournie, a reçu plusieurs prix et distinctions. Marc Alexandre Oho Bambe enseigne depuis une dizaine d’années et transmet le goût de la littérature, de la poésie, faisant connaître le slam comme moyen d’expression, invitant à mettre des mots sur les enjeux du monde, à faire preuve de sens critique, de subjectivité et à appliquer les principes de citoyenneté.

Quelques citations :

« Je m’étais engagé. Dans l’association d‘Aladji, luttant pour éviter les départs vers les cimetières de sable et d’eau. Le désert et l’océan sont pleins de nous, poussière de nègres. Noires étoiles, filantes. »

« Et voyager vous fait prendre conscience qu’il y a, dans tous les pays et sur tous les continents, des femmes et des hommes qui œuvrent pour l’humanité, au sens le plus noble du mot, pour que celle-ci ne se défasse pas, pas totalement. »

« … des hommes et des femmes qui s’entre-tuent au lieu de s’entre-vivre… »

« Que faire pour inverser le cours de l’histoire qui court à notre perte ? Cette histoire sans tête, criblée de dettes de sang. Que faire ? Certains se le demandent encore. D’autres ont abandonné. L’espoir de revoir un printemps. »

« Ce matin « L’utopie est ce qui n’existe pas… encore. »

Il y a des phrases comme ça, simples, étincelles éternelles. Des phrases qui font. Du bien. Et donnent. Lumières. Et force. Pour continuer. Ma marche du monde. Même quand. Rien ne marche. »

« – Oui, nous te saluons Grand-papa Césaire… Depuis Douala où nous te lisons sans cesse, avec toujours la même soif, la même faim, pour grandir encore, grandir toujours en humanité. »

« Visages pour être aimés, qui pleurent ou sourient, à la lumière de la lampe-tempête en nous, espérance sublime, qui délie les langues et lie pour la vie les âmes qui sèment. »

« Parce que Boko Haram parce que Daech parce que dans nos pays parfois nous sommes des morts en sursis et partir dès l’aube devient dès lors la seule porte de sortie de la nuit la seule porte de survie la seule porte de secours de la vie qu’on assassine chez nous pour un oui pour un non on part parce qu’on est prêt à endurer le pire pour trouver le meilleur on part parce qu’on est déjà mort noyé mille fois dans la Méditerranée de nos vie tristes prises au lasso nos vies lassées de la folie des rois qui tiennent en laisse nos destinées et ne nous laissent aucun droit à l’existence ne nous laissent aucun autre choix que de partir parce qu’on a le sentiment de waka en clandos depuis le préau depuis le landau même et nos fardeaux sont moins lourds quand ils prennent l’eau cours petit cours vers la pluie cours vers elle encore elle toujours elle la vie miracle qui sauve aussi la vie cri dense de cymbale du soleil qui tape sur la peau tape tape sur la peau la vie au ciel bleu écru la vie encore elle parfois belle la vie encore et toujours elle aux senteurs de jasmin et de lavande la vie aux odeurs d’étoile absinthe la vie qui nous enfante nous enchante nous déchante nous réenchante nous redéchante puis nous offre ailleurs de nous réenfanter encore toujours encore toujours encore et toujours dans la lumière infinie du jour que nous portons toutes et tous en nous et au-delà de nous… »

« Les réfugiés sont. Une cicatrice sur la figure. De l’homme aux mille visages. L’irruption sans précédent d’une minorité sans dents, dérangeante. Au bouche-à-bouche avec l’histoire. Du monde. »

« Et je me dis que les gouvernements du Nord et du Sud n’y peuvent plus rien, les destinées de nos peuples sont liées intimement, et même enchainées. Nous rêverons, ou nous crèverons. Ensemble. »

Notes avis Bibliofeel, octobre 2020, Marc Alexandre Oho Bambe, Les Lumières d’Oujda

12 commentaires sur “Marc Alexandre OHO BAMBE, Les Lumières d’Oujda

  1. Wouah! Quand j’ai lu l’extrait qui commence par « « Parce que Boko Haram parce que Daech parce que dans nos pays parfois nous sommes des morts en sursis et partir dès l’aube devient dès lors la seule porte de sortie de la nuit… » , j’ai pris une claque littéraire et humaine. La description que tu fais de ce livre donne vraiment envie de le lire. Les mots ont l’air puissants. De belles références à Camus, Césaire (que j’adore), Char, Prévert…Que du beau monde!
    Derrière ces mots, que d’incompréhension et de misère humaine qu’il faudra bien résoudre un jour…
    Merci encore pour ce très bon article. Alan

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    1. Merci de ton commentaire Alan qui montre que mon enthousiasme trouve des échos. Ce n’est pas tout les jours que je découvre de l’or littéraire, il y quand même beaucoup de poussières et de boue. J’espère que tu découvriras cet auteur et pense (espère) que tu ne seras pas déçu. Alain

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  2. Quelle superbe chronique ! Évidemment je suis ( plus que) tentée.
    Et ces poètes et auteurs que j’aime tant…. Camus, Char, Prévert, Césaire…. Une petite ce livre, je le note.
    MERCI, il m’aurait sans doute échappé sans toi.
    Belle journée, a bientôt.

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      1. J’avais rectifié étant aussi habitué à ce type d’intervention de nos téléphones – pas si intelligents que ça tout compte fait ! Une pépite me va bien car c’est de l’or véritable ce livre ! Belle journée à toi

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    1. Merci. Je suis enchanté que tu aies apprécié ma chronique. J’espère que tu pourras découvrir cet auteur, et surtout ce livre là, car pour moi c’est la promesse d’un voyage littéraire et humain très fort. Je suis impatient – éventuellement – de connaître ton avis… Belle journée. Alain

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  3. J’ai rencontré à plusieurs reprises Marc-Alexandre Oho Bambe, notamment dans le cadre du Printemps des Poètes, et je confirme que c’est un grand poète et un excellent slammeur. Merci pour cet article qui me donne aussi envie de découvrir ses romans.

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    1. Merci pour ce témoignage. Son livre est vraiment épatant ! L’ayant rencontré,
      tu devrais le lire en entendant sa voix, c’est ce qui se passe pour moi dans ces cas là et j’adore ça. Belle journée à toi !

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  4. Un grand merci à toi pour m’avoir fait découvrir cet auteur. J’ai pris beaucoup de plaisir à la lecture des Lumières d’Oujda ! Le style est percutant, bien adapté à ces récits de vie de ceux qui vont chercher le bonheur ailleurs, sujet ô combien d’actualité. Belle journée !

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