Louis ARAGON, Les Adieux et autres poèmes

Éditions nrf / Poésie / Gallimard, publié en octobre 2022

Préface d’Olivier Barbarant

272 pages

Gallimard vient de publier ce recueil des poèmes tardifs de Louis Aragon, mis en valeur par une courte et magnifique présentation du poète Olivier Barbarant. Sont rassemblés ici des textes écrits entre 1958 et 1977 qui avaient donné lieu à une publication en 1981 (Les adieux) et 1982 (avec ajout autres poèmes) aux éditions Temps Actuels. Que d’émotions quand un géant du XXe siècle nous fait de tels adieux, le legs est immense, se déploient ici le bilan d’une vie, les amours, les joies, les doutes, les erreurs, les peurs de la nuit qui vient. Les oiseaux, qu’il évoque souvent dans ses poèmes, planent au dessus de nous dans un vol majestueux, empreint de toute la tristesse d’une vie si intense qui s’en va et malgré tout reçu comme un réconfort face à notre condition trop humaine.

Dans son grand âge, Aragon gagne encore en virtuosité, ses vers prennent des formes multiples, inattendues pour moi qui aime relire « La diane française » ou « Les yeux d’Elsa », des vers plus courts, plus abordables, plus libres. Comme l’écrit merveilleusement Olivier Barbarant dans la préface : « …le vers se contracte, se distend ou se déchire, il offre aussi une extraordinaire résistance au désastre, et la lumière qui s’en dégage apparaît plus intense d’être lacérée… »

La première partie « Les Adieux » est sombre comme peut l’être la douleur de dire adieu à la vie. Aragon avait choisi le titre en référence à la sonate éponyme de Beethoven. Le refus de la mort à venir est poignant, intemporel, magnifiquement exprimé dans « L’an deux mille n’aura pas lieu », supplique désespérée :

« Une gare un abri contre cette louve en moi donnez- / Moi n’importe quel hangar quel garage / Quelle grange où ranger le blé blême de la peur avant la grêle / Une cathédrale par pitié de ce qui demande à naître »

La douleur quotidienne de vieillir éclate dans les mots de la longue suite poétique : « Paroles perdues »  :

« Quand le temps atteint sa faussure / Se met la cloche à moudre bruit / L’aube grognant comme une truie / Je fais ma barbe et mes chaussures »

Et plus loin, ces mots bilans dédiés au poète slovaque Novomesky  :

«  Age obscur temps blessé siècle cruel à nous »

« Nous sommes les bergers d’un même Noël toujours lointain de sembler proche / Nous avons marché marché dans la nuit tournant les yeux vers le sable du ciel / Nous ne sommes pas ceux qui portent la prière une fois pour toutes / Écrite et le chant sans arrêt nous monte à tout moment réinventé »

Quand il dédie le poème « L’étreinte » à Pablo Picasso, ce sont ses propres réminiscences d’éternel jeune homme qui a eu un jour vingt ans :

«  Je n’ai de rien souvenir d’aucune parole / Rien que de ce cœur enfant en moi qui tremblait / J’avais une petite moustache pâle et / Mes vingt ans qui mettaient sur tout leur doux bruit d’ailes / La patte du soleil au piège des volets / En moi le chat des vers obscurément ronronne »

Les derniers poèmes de Louis Aragon sont d’une grande modernité et d’un esprit presque enfantin, bouclant une vie bien remplie qui en a tant vu et encore capable de regarder le monde comme un enfant, jusqu’à une épure digne de Prévert (qu’il a côtoyé à l’école de Neuilly-sur-Seine).

« Toute la ville est leur camp / Les voitures les voitures / Elles sont là jusqu’à quand / Le long des trottoirs parquant / Brebis sans chiens ni pâtures »

Mstislav Rostropovich joue la Sarabande de la suite pour violoncelle BWV 1007 de Jean-Sébastien Bach

Six mois après le décès d’Elsa Triolet, sa muse pour la vie, formant avec le poète un couple mythique depuis leur rencontre en 1928, le violoncelliste Rostropovitch joue la sarabande de Bach, le 12 décembre 1970 devant la tombe. Cela donne « Slava », émouvant poème d’adieu à Elsa.

Les Amants bleus, Marc Chagall, 1914

Dans la deuxième partie « Autres poèmes », je découvre une autre facette de Louis Aragon. Il exprime son admiration, voire son envie pour ces peintres capables de créer des mondes nouveaux, simplement par les couleurs jetées sur la toile. Est aussi évoqué le poète allemand Hölderlin qui l’a inspiré, avec lequel il s’identifie. Puis viennent les grands peintres, amis de toujours, compagnons de voyage, les George Malkine, Paul Klee, Pablo Picasso, Marc Chagall et André Masson. Il faut sortir du texte de temps en temps pour retrouver les toiles évoquées et c’est tout ce que compte d’essentiel au siècle dernier qui renaît, magnifié par les mots d’Aragon. Voir les toiles à travers ses yeux est une expérience unique. Je n’en cite qu’une sur toutes celles commentées – comme jamais je n’ai vu commenter des tableaux : « Les amants » de Marc Chagall « Celui qui dit les choses sans rien dire »  :

« Toutes les inventions un beau jour se détraquèrent / Nous n’avions plus de mains pour la douceur des choses / Nous n’avions plus le temps qu’exige les baisers / Pour un rien nous tombions sous la table de nous-mêmes / Les rêves de la nuit pendaient aux crochets des boucheries / […] Mais Chagall a peint les amants ensemble »

Louis Aragon est né en 1897, il est décédé en 1982 à l’âge de 85 ans. Il a tout connu des espoirs de ce siècle là, les deux guerres, le front, la résistance, les combats politiques intenses, et les défaites idéologiques terribles, subissant alors le récit vengeur des vainqueurs. Il ne se plaint pas, le premier vers donne le ton : « Cesse de gémir Rien de plus ridicule / Qu’un homme qui gémit / Si ce n’est un homme qui pleure ».

Nous commémorons le quarantième anniversaire de sa mort, et ce recueil est parfait pour aborder ou retrouver Louis Aragon, lui rendre l’hommage qu’il mérite. Je trouve que paradoxalement, ces poèmes souvent sombres réconfortent par leur beauté, leur musique, l’éclat rendu à l’art et leur humour, malgré tout, ici où là. Il me tarde de visiter enfin le musée qui lui est consacré à la Maison d’Elsa Triolet et Louis Aragon à Saint-Arnoult-en-Yvelines.

Vous pouvez réécouter l’interview d’Olivier Barbarant, podcast du 19 novembre dernier sur France culture, concernant la publication de ce recueil :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-de-et-maintenant/quarante-ans-de-la-disparition-d-aragon-les-testaments-poetiques-9205030

Notes avis Bibliofeel décembre 2022, Louis Aragon, Les Adieux et autres poèmes

10 commentaires sur “Louis ARAGON, Les Adieux et autres poèmes

  1. Très belle chronique ! J’avais déjà lu d’Aragon deux recueils – Le Crève-cœur et le Mouvement perpétuel qui sont tous les deux très bien – mais cet article donne très envie de découvrir celui-ci !
    Merci et bonne journée Alain !

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    1. Merci Marie-Anne. J’aime beaucoup Aragon poète, un peu moins le romancier. Je n’ai pas lu Le Crève-cœur ni le Mouvement perpétuel… Après Les adieux j’ai bien envie de remonter le temps et aller de ce côté là. Merci pour les suggestions !

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  2. Merci Alain pour ce bel article consacré à ce grand Aragon auquel j’avais consacré un post. Une fin de vie est triste et la poésie n’aborde pas que ma beauté du monde, des êtres et de leurs unions. Elle est l’expression intime et profonde de l’être. Les mots sont le reflet de l’âme et particulièrement en poésie ou des images et des mots s’associent et se culbutent pour mieux nous imprégner.
    Comme toi envie d’en savoir plus sur Elsa et Louis, sur cette relation féconde.

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    1. C’était un plaisir de lire ce recueil après avoir assisté à Tours à un hommage à Aragon avec entres autres Olivier Barbarant, devant plus de 250 personnes… Un grand moment ! Le documentaire diffusé dernièrement sur Elsa Triolet complète le tableau et montre l’influence de l’un et l’autre sur leurs écrits. Ces deux là rejoignent les couples mythiques qui forment ce que l’humanité a de plus beau, quand l’amour et l’art vont ensemble (avec ou malgré l’Histoire, ses combats et ses blessures) !

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