Milan KUNDERA, La fête de l’insignifiance

Éditions Folio, publié en octobre 2015

128 pages

J’ai été étonné de lire que le dernier roman de Milan Kundera, La fête de l’insignifiance, pouvait être considéré comme la synthèse de l’œuvre de cet écrivain décédé le 11 juillet 2023. Il l’a écrit vers ses quatre-vingt-cinq ans et formerait une sorte de testament… Quel héritage nous lègue-t-il ? Un héritage grandiose si j’en crois l’interview de Kenzaburo Oé par Laure Adler citée dans ma précédente chronique, où le prix Nobel de littérature affirmait, enthousiasmé, que ce livre ultime de Kundera était « stupéfiant, le plus grand, une construction gigantesque » et « renfermait même le monde entier »… L’occasion devenait impérieuse de relire cet auteur réputé incontournable, dont je ne connaissais que L’insoutenable légèreté de l’être.

Il s’agit d’un court récit en sept parties divisées elles-mêmes en petits paragraphes. Alain est fasciné par le nombril des jeunes femmes. Charles obnubilé par Staline. Caliban et Ramon se retrouvent au cocktail d’anniversaire de D’Ardelo, un ancien collègue de Ramon, qui feint d’être atteint d’un cancer incurable. Autant de personnages masculins, assez peu caractérisés, et des femmes réduites à leur nombrils, évoquées comme conquête, à séduire. J’ai vite compris que les héros ne sont que des marionnettes actionnées par l’auteur pour une vaine recherche de bonheur, illustrant « une époque qui est comique parce qu’elle a perdu tout sens de l’humour ». On y disserte : « Une plumette plane sous le plafond » puis de la « chute des anges » (les héros, les dieux ?). La fête de l’insignifiance est vue à coups de sentences définitives par des compères que j’ai fini par imaginer refaire le monde – le défaire plutôt – autour d’un verre au café de la gare. Des histoires cocasses mises dans la bouche de Staline, Khrouchtchev… mauvaises blagues d’une époque révolue.

« En effet, de quoi cette chute est-elle le signe ? D’une utopie assassinée, après laquelle il n’y en aura plus aucune autre ? D’une époque dont il ne restera plus de traces ? Des livres, des tableaux rejetés dans le vide ? De l’Europe, qui ne sera plus l’Europe ? Des blagues dont plus personne ne rira ? »

Curieux roman qui dérive souvent vers l’essai, une succession d’impressions vagues, des sentiments du moment, sur le ton d’évidences qu’il n’est pas nécessaire d’argumenter – logique puisque rien n’a d’importance…

Pourtant l’autobiographie n’est pas loin et si Milan Kundera est un auteur très secret sur sa vie personnelle, transparaît en quelques passages des fêlures familiales. Il y est question d’une mère trop tôt absente (on trouve facilement des renseignements sur son père mais rien concernant sa mère). J’ai trouvé ces passages là intéressants, dommage qu’ils soient rares et disséminés dans un ensemble décousu.

« Alain se taisait, puis il dit d’une voix paisible : De quoi te sens-tu coupable ? De ne pas avoir eu la force d’empêcher ma naissance ? Ou de ne pas t’être réconciliée avec ma vie qui, par hasard, n’est quand même pas si mauvaise ? »

Un livre que je trouve bien sombre et inquiétant, l’insignifiance peut-elle être philosophique alors qu’elle signe l’impossibilité même d’un sens quelconque ? Comment Kenzaburo Oé dans l’interview citée auparavant, peut-il voir l’insignifiance de Kundera comme l’affirmation d’un monde contenant tous les sens, toutes les possibilités ? Une condition humaine dépourvue de sens ou qui les contient tous, en quoi l’absolu peut-il être compatible avec notre monde ? Pour ma part j’y ai vu une fois de plus mis en avant l’absurdité d’un angélisme passé de mode, de droits de l’homme nuls et non avenus, l’affirmation que tout se vaut et que se moquer de tout est la solution pour conserver sa bonne humeur, seul horizon encore atteignable…

Une lecture qui m’a fortement déconcerté, vous l’avez compris si vous m’avez lu jusqu’ici. La douleur des échecs chez ce vieil homme qu’est alors Milan Kundera transparaît et, il me semble, bien peu de chose autre, ce qui ne fait pas le chef-d’œuvre annoncé. Renfermer le monde entier dans une centaine de pages ? Ou grosse blague d’un vieil homme désabusé qui ne devrait pas être utilisé pour l’édification de nouvelles statues ?

L’avez-vous lu ? Quel est votre avis sur cet auteur et ce livre en particulier ?

Autres citations :

« Sa discrétion s’était transformée en amour de la solitude après qu’il eut subi quelques blessures dans sa vie privée mais surtout depuis l’année passée quand il avait dû rejoindre l’armée funeste des retraités ; ses propos non conformistes, qui jadis le rajeunissait, faisaient maintenant de lui, malgré son apparence trompeuse, un personnage inactuel, hors du temps, donc vieux. »

« Les droits que peut avoir un homme ne concernent que des futilités pour lesquelles il n’y a aucune raison de se battre ou d’écrire de fameuses Déclarations. »

« Regarde-les ! Tu penses que, d’un coup, ils se sont mis à aimer Chagall ? Ils sont prêts à aller n’importe où, à faire n’importe quoi, seulement pour tuer le temps dont ils ne savent que faire. Ils ne connaissent rien, donc ils se laissent conduire. Ils sont superbement conduisibles. Excusez-moi. Je suis de mauvaise humeur. Hier, j’ai beaucoup bu. J’ai vraiment trop bu. »

Notes avis Clesbibliofeel octobre 2023, Milan Kundera, La fête de l’insignifiance

17 commentaires sur “Milan KUNDERA, La fête de l’insignifiance

    1. Merci Ana-cristina. Je pensais bien avoir des avis opposés au mien et ne pas rester dans ma « bulle ». La littérature, dans sa complexité, permet ces échanges, ouverts et porteurs de sens. Cet auteur ne doit pas être fait pour moi… Bonne journée. Alain

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  1. Il faudra vraiment que j’aille à la découverte de cet auteur pour me faire une opinion car il semble assez clivant. Mais je ne commencerai sans doute par un roman datant plutôt de sa jeunesse que par celui-ci (j’ai du mal avec le style décousu).

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    1. Merci Sacha pour ce retour. Effectivement L’auteur est clivant et il a de nombreux fans. J’ai l’impression d’être dans la minorité… Ne pas commencer par celui-ci me semble une bonne idée. Un auteur a découvrir en lien avec son pays natal pris dans les griffes de l’histoire. Bonne journée. Alain

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  2. Bonjour Alain. J’ai lu et aimé « la fête de l’insignifiance » qui n’est peut-être pas le livre le plus accessible de Kundera. Je comprends que tu le trouves « décousu » et proche d’un essai mais c’est justement ce qui m’avait plu. Bonne journée !

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  3. J’ai presque lu tous les livres de Kundera mais je découvre celui-ci. avec ton article. Avec Kundera, il faut s’armer de patience car il possède l’art de la dérision et du paradoxe. Et bien souvent, pour lui, c’est à la fin de notre vie que nous en comprenons le sens. Aussi, il s’avère que nous sommes entourés d’imbéciles. Comme quoi… ET dans son essai «L’Art du roman», il mentionne ceci : «Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est passé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable. Les romanciers dessinent la carte de l’existence en découvrant telle ou telle possibilité humaine. Mais encore une fois : exister, cela veut dire «être-dans-le-monde». Il faut donc comprendre et le personnage et son monde comme possibilités. Chez Kafka, tout cela est clair : le monde kafkaïen ne ressemble à aucune réalité connue, il est une possibilité extrême et non réalisée du monde humain. (p. 61)» Je me trompe peut-être, mais bon. Je voulais te partager mon point de vue.

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    1. Merci à toi pour ce long développement. C’est tout à fait intéressant ! Je comprends pour Kafka mais reste dubitatif pour Kundera. J’attends d’assister à une conférence littéraire qui lui sera prochainement consacrée et à laquelle je me suis inscrit pour relire ou pas cet auteur. Bonne soirée !

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  4. Je ne l’ai pas lu. Je reconnais que je n’ai pas relu Milan Kundera depuis longtemps… Mais ce dernier livre n’est-ce pas là le texte d’un homme âgé qui voit son monde disparaître, comme cela arrive à toute personne qui vieillit ? Ce sentiment de ratage, de ne plus rien comprendre. Or, à titre personnel, je pense qu’être en dehors du monde n’est pas être vieux. Quoiqu’il en soit, je l’emprunterai à l’occasion à la médiathèque.
    Bonheur du Jour (http://bonheurdujour.blogspirit.com)

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  5. Certaines expressions artistiques nous paraissent plus dissonantes que celles avec les quelles nous sommes habitués. Elles sont trop en avants, trop à coté, trop ailleurs? Il faut du temps pour les apprivoiser. Et puis » de gustibus et coloribus « … La richesse de l’expression artistique nous permet de faire des choix. Je ne veut pas avoir l’aire de plaider pour Kundera, mais » nolens volens » c’est un écrivain majeur, incontournable, européen, moderne. Aragon a salué « La plaisanterie » avec ces mots « un des plus grands romans du siècle ». Pour avoir lu plusieurs de ses écrits je pense qu’il faut peut être lui offrir encore une chance. Peut être.

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