Joseph KESSEL, Les mains du miracle

Éditions Folio Gallimard, publié en 2013,

1ère édition Gallimard, 1960

Illustration de couverture : Marc Chagall, Le soldat blessé ou Sur le brancard, 1914 (détail)

C’est une histoire incroyable, celle de Félix Kersten, médecin spécialisé en massages thérapeutiques, devenu le médecin personnel de Heinrich Himmler, le puissant chef de la Gestapo et bras droit d’Hitler, ayant réussi à arracher la libération de milliers de victimes à l’enfer. L’auteur a recueilli en 1959 les souvenirs de Félix Kersten lui-même. Malgré le côté improbable des évènements tout est basé sur la réalité, les faits ont été authentifiés par les multiples témoins de l’époque.

A travers ce récit se dessinent les grandes étapes de la seconde guerre mondiale. La forme donnée par Joseph Kessel est parfaite pour se couler dans ces terribles années 1939 à 1945. Facile à lire et à comprendre, c’est un livre qui s’adresse à tous. Les plus jeunes peuvent y trouver une belle lecture tout en jugeant des valeurs de chacun : générosité, amour de la vie, amour des femmes, intelligence chez un Félix Kersten devenant par l’enchaînement des évènements un véritable héros. Mépris et dédain de ses semblables, y compris de ses subordonnés, trouvant un exutoire dans la recherche de pouvoirs démesurés chez Himmler, mégalomane mené par sa soumission à Hitler, un homme sans personnalité propre, totalement aux ordres.

Nous avons là un bon docteur face à un des plus grands criminels de tous les temps. En second rôle des Walter Schellenberg (chef des services secrets), Rudolph Brandt (secrétaire personnel de Himmler) « contraints » d’obéir, eux-aussi, au « demi-fou Himmler » qui lui-même obéit au « fou » Hitler. Kessel n’est pas historien et a bâti son récit sur un principe éprouvé, rendre des choses compliquées le plus simple possible afin d’être lu par le plus de lecteurs possibles. Ça marche puisque son livre est souvent présent en librairie et souvent commenté sur les blogs… Mais il y a là, je n’en doute pas, de nombreux acteurs menant double jeu, cherchant à éviter les châtiments lorsque la défaite ne fait plus aucun doute.

La réalité a certainement été plus complexe que ce face à face entre le bon docteur et le bourreau souffrant. Himmler était chef des SS, chef de la police et de l’espionnage. Il avait besoin du docteur Kersten pour combattre ses douleurs d’estomac, à ce titre il était sous une forme d’emprise, mais j’ai du mal à croire en sa naïveté telle qu’elle est mise en scène par Kessel. Il semble vraisemblable qu’il avait parfaitement calculé l’intérêt d’avoir un émissaire possédant de nombreux contacts avec l’ouest, surtout à partir du moment où les défaites s’accumulent pour son camp – Kersten était en contact avec les autorités finlandaises et suédoises notamment. J’ai noté que Himmler accepte de libérer des juifs par milliers mais aucun de ceux des pays de l’est dont le sort va être terrible jusqu’à la défaite totale de l’Allemagne (de cela il n’en est pas question ici…). Des historiens ont avancé l’idée qu’il a travaillé à une paix séparée avec l’ouest afin de poursuivre la guerre contre le bolchevisme.

Des peuples soumis à un fou et des demi-fous ? Oui, si on considère que c’est une folie que de vouloir la puissance quitte à devoir faire des victimes innocentes – et alors une énorme partie de l’humanité est folle. Les explications, dans ce récit, me semblent trop personnalisées au détriment d’explications plus historiques et économiques. Le nazisme a pu accéder au pouvoir et poursuivre ses objectifs grâce à des soutiens importants à l’intérieur du pays et aussi dans les pays occupés.

La première édition était présentée avec une préface de l’historien anglais Hugh R. Trevor-Roper, censé en valider les éléments historiques. La préface a disparu, certainement à cause de la personnalité controversée de cet historien. Le lecteur doit chercher par lui-même, ce qui n’est pas bien compliqué, on trouve actuellement de nombreux documents sur cet épisode historique. Je conseille d’écouter l’épisode consacré à Kersten de l’émission de radio « affaires sensibles » de Fabrice Drouelle, avec l’intervention d’une historienne en fin d’émission. François Kersaudy, un historien reconnu, a publié en 2021 « La liste de Kersten » qui confirme l’essentiel des faits romancés par Kessel : les controverses se dissipent…

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/affaires-sensibles/affaires-sensibles-du-mercredi-30-novembre-2022-9331456

Malgré ces petites réserves, je dois reconnaître que Joseph Kessel m’a bluffé tellement il a une capacité à faire vivre ses personnages par les dialogues qu’il imagine. On s’attache vite aux pas de ce bon docteur assez expert et rusé pour « manipuler » le diable en personne. J’ai souvent vu au cours de ma lecture Kessel lui-même à la place du docteur. Ils ont en commun une même philosophie de vie et le monde comme terrain d’aventure. Il aurait pu être Kersten

L’écrivain sait parfaitement jouer de son écriture imagée et lyrique pour captiver le lecteur :

« Alors, comme une eau longtemps accumulée à laquelle s’offre enfin une ouverture, toutes les pensées, toutes les images, toutes les craintes que le docteur avait dû porter enfermées, murées, dans son esprit, se répandirent soudain en un flot de paroles que ni prudence, ni calcul ne pouvaient contenir. »

C’est donc une belle découverte pour moi qui n’avait jamais lu Kessel avant de croiser sa route en lisant l’excellente biographie de Dominique Bona : Les partisans : Kessel et Druon, une histoire de famille.

Avez-vous lu ce livre ou d’autres Joseph Kessel. Lesquels conseillez-vous ?

Notes avis Bibliofeel août 2023, Joseph Kessel, Les mains du miracle

26 commentaires sur “Joseph KESSEL, Les mains du miracle

    1. Bonjour Marie-Anne. Je n’étais pas tenté non plus par cet auteur et pourtant j’y vines après avoir lu la biographie de Dominique Bona. J’ai découvert un style et une musique d’écriture très intéressantes. Je comprends mieux l’énorme célébrité qui a accompagné sa vie. Et franchement l’histoire de ce docteur méritait bien un roman à côté des documents plus historiques ! Bonne semaine !

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  1. J’ai lu ce texte de Kessel qui m’a laissé extrêmement dubitative. J’ai eu du mal à croire à Himmler pleurant à chaudes larmes sur le sort des pauvres petits Français affamés. Kessel se serait-il laissé berné ? Je viens d’écouter 5 heures de « Grande traversée » (sur France Culture) sur Kessel mais il n’y est malheureusement pas question de ce livre.

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    1. Je ne pense pas que Kessel soit un naïf. Il était un résistant et un journaliste chevronné. Il use largement de la capacité du roman à créer des sentiments forts chez le lecteur. Les raisons profondes de ces événements incroyables ne sont pas analysées en historien car il n’est pas un historien pourtant nombre de livres et documents prouvent que Kersten a bien réussi à sauver des milliers de vie de par sa fonction de médecin personnel de Himmler. Fabrice Drouelle l’explique très bien dans son émission. Merci pour cet échange. Je vais m’intéresser à cette grande traversée Kessel.

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    1. Pourquoi pas. C’est Kessel. Bien écrit et dévoilant un aspect méconnu de la barbarie nazie avec un Himmler manipulateur autant que manipulé par Kersten. Le chef de la Gestapo n’abdique pas ses convictions. Il a avec ce médecin accès à des scénarios possibles quand la possibilité de victoire s’éloigne. Tout à fait intéressant y compris dans les non dits du roman.

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  2. Voici ce que j’avais noté à propos de ce récit : Voilà donc un témoignage intéressant sur un épisode plutôt méconnu et à priori tellement incroyable. Rien à dire sur le style de l’auteur mais la description des 2 personnages principaux m’a semblé un peu irréelle. Ce Félix Kersten nous est décrit comme quelqu’un de débonnaire, comme un gros nounours gourmand, une bonne pâte, quand a Himmler il est décrit comme quelqu’un de faible, de manipulable voire naïf bien loin du redoutable et impitoyable personnage de l’Allemagne nazie. Joseph Kessel aurait-il un peu trop romancé la relation entre ces 2 hommes ?

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    1. Oui c’est tout à fait cela. Le style est là, c’est un bon roman qu’il faut compléter par des documents historiques si on veut avoir une vision réaliste ! le mérite de Kessel est d’avoir fait connaître cet épisode, ce n’est pas rien !

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  3. tres interessant, je ne connaissais pas ce livre ni cette histoire d’ailleurs. Je vais écouter l’emission Affaires sensibles sur le sujet. J’aime bcp Fabrice Drouelle et son emission Affaires sensibles que j’écoute tres régulièrement (je n’avais pas encore ecouté celle-ci cependant)

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      1. Je l ai écoutée , très bien j ai appris bcp de choses . Une histoire de la 2nde guerre mondiale dont je n avais jamais entendu parler. Merci de l avoir portée à notre attention. Et comme toujours Fabrice Drouelle et son émission affaires sensibles excellents tous les 2.

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  4. Bonjour Alain,

    Merci pour la mise en avant de ce livre que je n’ai pas lu !

    « Des peuples soumis à un fou et des demi-fous ? Oui, si on considère que c’est une folie que de vouloir la puissance quitte à devoir faire des victimes innocentes – et alors une énorme partie de l’humanité est folle. »
    Je ne saurais expliquer pourquoi, mais cette phrase m’a fait forte impression, je l’ai relue plusieurs fois… Veux-tu dire que l’on ne peut pas faire passer de telles violences, une telle inhumanité, sur le (seul) compte de la folie ? Désolée si je t’embête avec mes questions !

    Personnellement je n’ai lu que « L’Armée des ombres » de Kessel, il y a une dizaine d’années. Je ne m’en rappelle pas en détail, mais je sais qu’il m’avait marquée pour sa manière de nous plonger dans cette période sombre de l’histoire. Un auteur qu’il me faut redécouvrir et approfondir !

    À bientôt et bon dimanche 🙂

    Lilly

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    1. On ne peut pas expliquer cette violence par l’explication de la folie de quelques uns à la tête de l’état allemand. Kessel parle du fou Hitler entouré de demi-fous… Un peu facile car cela dédouane de responsabilité beaucoup de monde : les allemands qui ont voté pour Hitler lui permettant de s’emparer de l’appareil d’état dès les années 1930, Pétain et tous les collabos, tous ceux qui voyait en le nazisme un recours contre les volontés révolutionnaires montantes… Lire à ce sujet l’excellent livre d’Éric Vuillard, L’ordre du jour, avec ces industriels acceptant sans trop se faire prier de financer les nazis et utilisant par la suite les camps de concentration pour se fournir en esclaves assassinés dès qu’ils étaient moin productifs. Pour avoir discuté avec des allemands, c’est une explication facile qui évite de se poser des questions plus clivantes… mais plus exactes. Car la question de fond c’est de savoir comment on a pu en arriver là et que faire pour que cela ne se reproduise pas. C’est à mon avis les limites du livre de Kessel, par ailleurs un bon roman mais qui cherche trop le consensus sur ces questions…

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