Guillaume HUON, Le gardien sans sommeil

Éditions Calmann Lévy, publié en janvier 2024

200 pages

Igarka est un endroit mystérieux. On ne sait rien de l’époque, ni du lieu, sinon qu’il n’y a aucune trace de modernité et que le feu est obtenu en percutant des silex. Le récit commence en automne dans la maison de Sören et Anna qui vont avoir leur premier enfant. Le froid devient intense et ils vérifient les provisions avant de s’endormir pendant tout l’hiver. Et oui, Guillaume Huon a eu l’idée étonnante d’imaginer une période de pause hivernale dans le métabolisme des habitants de cette vallée isolée où la nature est généreuse à la belle saison :

« Igarka était peuplée de braves gens pour la plupart, occupés par leur bétail, par la culture des mêmes légumes, par l’orge surtout, le long de champs immenses qui donnaient l’impression, l’été, que le village ondulait sous des collines blondes. »

Ils accumulent des kilos de céréales, de la viande séchée, des fruits confits dans le sirop, des récipients d’eau qu’ils consommeront dans des phases de semi-sommeil où ils se lèveront seulement pour s’alimenter de temps en temps…

La vie sociale à Igarka est très organisée. En plus d’être éleveur de moutons, Sören a une charge de sergent. A ce titre, il recueille les demandes des habitants de la vallée et communique avec ceux du Temple vivant à l’écart du village dans de toutes autres conditions puisqu’ils consomment le rigichor, un breuvage permettant de rester actif tout l’hiver (pas de sommeil pour eux), chacun ayant une fonction particulière (Révèrent, Veilleur, Nourrice…). C’est au Temple que les bébés nés au printemps sont laissés pour passer l’hiver suivant alors que leurs parents dorment plusieurs mois se suite.

« Le breuvage qui tenait éveillé. Sören en connaissait à peu près autant que n’importe qui à ce sujet. Tout le monde savait pour les yeux rouges des Veilleurs. Une décoction de racines et de sève toxiques, au dosage précis. En boire supprimait presque le sommeil, et permettait de retourner à l’état physique de l’enfance où l’on voyait défiler les saisons. Cela rendait stérile, et finissait par vous épuiser, aussi. Mais l’existence de chaque village reposait sur ce sacrifice. »

Une fois le cadre posé, permettant des possibilités inouïes, surtout sous la plume pleine de poésie et de douceur de cet auteur, une intrigue policière se met en place. C’est le printemps et le sergent Sören est réveillé brutalement par des coups à la porte. Dans ce village d’ordinaire paisible, le corps du vieux Matteus vient d’être découvert. Sören va sur place et suspecte un assassinat. Alors qu’il mène l’enquête, il sent une menace peser sur lui et sa famille. Craignant d’être assassiné pendant l’hiver quand il sera profondément endormi, il décide de rester éveillé il a découvert du rigichor chez le vieux Matteus – pour les protéger, Anna et lui. Il place leur enfant en nourrice au Temple et commence une interminable veille, jour et nuit.

Cette fable lancinante est introduite par une citation de Laurent Gaudé plaçant le thème du sommeil au centre : « Je sais que tout cela est vrai. Je viens de là. Il n’y a pas de peur autre que celle-là en moi. Tant que je ne dors pas, je ne redoute rien. » 

C’est une parabole formidable sur la vie, sur l’angoisse et la peur pouvant s’inviter pendant ce temps énorme de la vie passé à dormir, sur le grand sommeil de la mort aussi. C’est une belle fable sur l’amour, la paternité et la nature. J’ai adoré ces pages merveilleuses de la découverte de la neige par Sören lors de ce premier hiver (période qu’il n’a pas vécue avant de consommer le rigichor), j’ai ressenti l’émotion de Sören lors des retrouvailles avec son fils Bo au Temple, j’ai aimé les pistes de réflexion sur la gouvernance et sur la paix de la cité : « …équilibre entre ce qui nous manque et ce qui nous reste. Entre le savoir et l’ignorance. »

Guillaume Huon prend le temps de la contemplation et livre des pages bouleversantes sur la nature, notre rapport au vivant et « aux heures indistinctes que l’on ne mesurait pas. », rappelant dans une mise en scène puissante, la condition animale de l’homme. Scénario, style, construction, tout raisonne avec notre époque qui s’interroge sur son passé et son avenir. Les habitants de la vallée doivent hiberner comme les ours (au final pourquoi pas puisque ce sont des mammifères très proches de l’homme). Il pose la question de la part de hasard dans le processus de l’évolution ?

J’ai reçu ce roman comme une petite merveille, un récit d’adulte écrit avec des yeux d’enfant, tourné entièrement vers la vie, sa beauté, son mystère. « Il le rassurerait, et lui jurerait que tout allait bien se passer, maintenant. Il comprenait que les serments rassurants étaient le seul pacte que l’on pouvait présenter à la vie : Ne me retire pas cet amour paisible, je t’en prie. Permets-moi de le connaître encore. » Ce cantique là me parle, il donne confiance pour avancer. L’Art n’a-t-il pas eu toujours cette fonction depuis les cavernes (et aussi l’art sacré, l’art moderne quand il n’est pas purement décoratif ou marchand, avancer dans la vie contre les forces obscures du néant?)

Le gardien de sommeil. Quel titre ! Le roman nous parle d’un sujet plus souvent évoqué du point de vue médical ou psychanalytique. Mais que faire au niveau fiction d’une période seulement animée par les rêves et les cauchemars ? Guillaume Huon à travers son idée d’hibernation humaine et son opposé de veille permanente sous l’effet du breuvage observe la condition humaine faite d’une alternance d’ombre et de lumière. On retrouve ici le sentiment à la fois exaltant et angoissant d’un lever en pleine nuit, quand tout dort aux alentours. On observe par la fenêtre, un bruit survient… une ombre dans la rue… une traînée de lumière… un croissant de lune… L’imagination galope, d’autres mondes apparaissent !

Guillaume Huon vit en Normandie. Ancien professeur de français, latin et grec, il se consacre aujourd’hui à l’écriture. J’ai eu le plaisir de découvrir ce premier roman, Le Gardien sans sommeil, dans le cadre des sélections pour le prix Orange du livre 2024. C’est un livre singulier que je vous conseille. Je ne l’ai pas lâché quand je l’ai reçu et même relu en grande partie pour rédiger cette chronique (il est très court mais d’une grande intensité…). Il m’a encore surpris par l’imagination et la poésie déployées. Je suis impatient de lire à nouveau cet auteur au pouvoir de création impressionnant.

 « L’hiver lui fit l’effet de ces monstres d‘histoires, qui rôdaient et guettaient la moindre brèche. Sören ne pensait plus que de telles créatures soient réservées aux contes. Il devinait qu’elles savaient se déguiser en hommes. Et sous d’épaisses couvertures, enfermé du mieux qu’il avait pu, il se demandait si une faille lui avait échappé. » 

En marge du livre, j’ai cherché quelques précisions concernant le phénomène d’hibernation et d’hivernation (Source Alloprof) :

« Durant certaines périodes de l’année, la nourriture se retrouve en abondance pour les animaux. Pendant ce temps, ils accumulent des réserves de graisse sous leur peau. Cette graisse servira de réserve lorsque les périodes de pénurie de nourriture arriveront. En fait, durant l’hiver, certains animaux tomberont dans un état de sommeil profond. C’est alors que ces réserves seront mises à profit.

On appelle hibernation le phénomène par lequel un animal tombe dans un état de sommeil ou d’un rythme de vie beaucoup plus lent pendant l’hiver. Dans cette situation, la température du corps de l’animal diminue. On parle parfois d’hypothermie régulée. Ce phénomène est observable chez plusieurs animaux à sang froid (reptiles, amphibiens, poissons), mais aussi chez certains animaux à sang chaud (oiseaux et mammifères). L’hibernation est un phénomène qui permet aux animaux à sang froid de survivre en hiver, car ces derniers ne sont pas en mesure de contrôler leur température interne. En fait, leur température varie en fonction de l’environnement. Ils ne peuvent donc pas survivre à des conditions de gel et de froid. Parmi les animaux semi-hibernants, on compte l’ours, le raton-laveur, l’opossum et le blaireau. Ainsi, si on croise l’un de ces animaux pendant l’hiver et qu’il semble bien endormi, il faut savoir qu’il peut se réveiller à tout moment. »

Et l’hivernation : « contrairement à ceux qui hibernent, certains animaux qui hivernent restent actifs pendant toute la durée de l’hiver. Parmi eux, on ne compte que les animaux à sang chaud, soit des mammifères et des oiseaux. Comme pour les animaux qui hibernent, les animaux qui hivernent doivent accumuler des graisses pendant les périodes où la nourriture se trouve en quantité suffisante. En plus de ces graisses, ces animaux développent une fourrure plus épaisse ou un plumage plus dense. Cela leur permettra de rester au chaud même en saison froide. Il s’agit là d’adaptations physiques. En plus d’accumuler des réserves de graisse sous leur peau, certains animaux se dotent d’un « garde-manger » à proximité de leur abri. D’autres animaux vont même changer de régime alimentaire pendant l’hiver pour être en mesure de survivre. On parlera alors d’adaptations comportementales. »

Notes avis Bibliofeel, juin 2024, Guillaume HUON, Le gardien sans sommeil

8 commentaires sur “Guillaume HUON, Le gardien sans sommeil

    1. Je comprends. Il faut adhérer à l’imaginaire déployé dans un récit qui laisse pas mal de « blancs » à remplir soit même… Je suis ravi de votre retour quant à mon analyse, je l’avoue, très personnelle. J’aime bien m’approprier l’œuvre à ma façon. Je ne sais pas toujours si c’est une qualité où un défaut 😊

      Aimé par 1 personne

  1. Il paraitrait qu’il y ait plus de narratif que de descriptif dans cette oeuvre-ci que dans la précédente dont vous nous avez parlé. Pour que les textes descriptifs nous parlent, ils doivent s’accorder avec notre état d’esprit au moment de la lecture, me semble-t-il… Alors je me sens plus attirée par cette oeuvre parce que l’intrigue progresse vers une révélation (si j’ai bien compris): une résolution d’enquête.

    Aimé par 1 personne

  2. Cher Bibliofeel, je voulais vous remercier pour votre critique si longue, si détaillée, et si enthousiaste de mon roman : je viens de vous lire et suis encore empli de gratitude pour le regard que vous posez sur le récit que j’ai imaginé. Je vous remercie pour le temps que vous avez consacré à me lire et à rédiger vos impressions, pour les compliments que vous m’adressez, pour ce que vous avez su voir dans les jours, les nuits et les saisons. Tout cela est très précieux pour moi, et m’accompagne dans mes moments de doute et d’écriture.
    Je vous souhaite le meilleur, bien à vous,
    Guillaume Huon

    Aimé par 2 personnes

    1. Avec un tel retour je suis comblé et largement récompensé de mes efforts. J’avoue que recevoir et lire un maximum de livres pour le prix Orange n’a pas été de tout repos (environ 60 romans…). Mais c’est le charme de ce prix d’être très ouvert et d’avoir quelques lecteurs dans le jury. Il y en avait beaucoup qui auraient mérité d’être dans les 5 finalistes. Sans cet événement je n’aurais peut-être pas croisé la route de votre gardien du sommeil qui va m’accompagner longtemps, au fil des jours et des saisons… Je vous souhaite également le meilleur. Alain Fadeau

      J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.