Jean-Christophe RUFIN, D’or et de jungle

Éditions Calmann Lévy, publié en février 2024

450 pages

Peut-il y avoir un roman traitant de géopolitique et du monde actuel à travers un récit d’aventure addictif, une légère anticipation illustrant le niveau d’après le surclassement des États par les multinationales ? D’or et de jungle a cette dimension, dans des pages fortes donnant à l’art autre chose qu’un rôle décoratif. En prime, la légèreté de ton peut plaire au plus grand nombre. Pourquoi s’en priver ?

« Les relations internationales forment un réseau complexe d’intérêts et d’interdépendances. Il y a des zones d’influence. Il faut aussi tenir compte des peuples, malgré tout. On ne peut pas se pointer avec un paquet de fric et dire « j’achète ». »

Les modalités d’organisation d’un coup d’État ne sont pas ce que nous connaissons le mieux. Ce roman d’aventure de Jean-Christophe Rufin nous donne les ingrédients pour avoir un maximum de « chances de réussir ». Mais ce n’est pas à la portée de tous, il vaut mieux être une grande entreprise du numérique, disposant d’un budget énorme – supérieur à bien des États – mais mécontente d’avoir encore quelques comptes à rendre, d’autant plus que la crise climatique, la pauvreté et les exigences sociales des populations rendent cette richesse obscène. Dans ce contexte, prendre le contrôle d’un petit État pour être son propre maître devient tentant. C’est la fiction originale imaginée par l’auteur. Celui-ci médecin, ancien ambassadeur (il a été attaché de coopération au Brésil, ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie) est bien placé pour capter les enjeux de l’époque. Et rappeler au passage l’épisode fameux de la participation du fils Tatcher en 2004 à un coup d’état avorté avec les paramilitaires sud-africains en Guinée équatoriale.

Pour ce coup d’état d’un nouveau type, Marvin Glowic, l’homme qui règne sur un empire de la tech créateur d’un moteur de recherche, se laisse convaincre par Ronald, un ami d’enfance œuvrant dans la sécurité privée. Il se lancer dans une opération secrète dont le but est de prendre le contrôle du sultanat de Brunei sur l’île de Bornéo, un petit État prospère et paisible sur les rivages de mer de Chine méridionale. C’est lui le pays d’Or et de jungle dont nous allons suivre pas à pas l’opération spéciale de déstabilisation. J’ai apprécié que le récit purement fictionnel s’adosse au pays réel dont les éléments géographiques, politiques, économiques – les personnes de la famille royale aussi – sont authentiques et documentés. La crédibilité de la fiction s’en trouve considérablement renforcée.

« L’intense chaleur de la journée retombait un peu, mais l’air était aussi moite que dans une serre. Les grands arbres environnants exhalaient leur humidité comme l’haleine d’un bête essoufflée. Elle était chargée des odeurs suries de la jungle et de ses putréfactions. Les feuilles vernies, turgescentes, brillaient au dernier soleil. »

Flora est la petite fille d’un mercenaire qui a passé sa vie à renverser des pouvoirs établis. Pour casser la routine d’un petit boulot de serveuse elle accepte de suivre à nouveau Ronald pour cette opération peu banale. Elle a toujours évolué dans l’exaltation des sports extrêmes et l’action, l’interdit et le danger lui manquent.

Ce roman se lit comme un excellent polar avec ce qu’il faut de rebondissements. On est facilement emporté dans ce pays d’or et de jungle et ensuite impossible de le lâcher. Les personnages sont crédibles, bien campés. On trouvera comique au premier abord le professeur Delachaux, à la moumoute en nid de mésange, malgré sa spécialité peut vertueuse de conseiller à l’opération spéciale… avec ses chiens qui le suivent partout, l’un nommé Brutus (du nom de celui qui a trucidé César faut-il le rappeler) et l’autre Agrippine (du nom de la mère de Néron, spécialiste de la manœuvre politique et du crime), cela donne une idée précise du caractère belliqueux du personnage. Les membres de cette agence de sécurité engagés pour l’opération sont tous à priori sympathiques, seulement, emportés par leur passion, ils ne s’attardent pas sur les conséquences de leur actes. Les deux hackeurs Imre et Ioura sont plus pathétiques que comiques :

« Leur vie, c’est le virtuel. Tout ce qui compte pour eux, c’est de se balader partout avec leur souris, d’entrer dans tous les systèmes, de déceler les failles de sécurité dans les institutions les mieux défendues, et de tout faire sauter, juste pour le plaisir de montrer qu’ils sont passés par là. Comme les alpinistes qui plantent leur drapeau au sommet. »

L’auteur excelle dans les thèmes traités, tous très actuels, sans ton moralisateur. Il rappelle malgré tout que la concentration de la puissance privée rend le monde de plus en plus dangereux. La démocratie est un frein à la toute puissance des GAFAM et les peuples une variable à contrôler par l’argent, la force, la désinformation et la ruse sous toutes ses formes.

Merci à Jean-Christophe Rufin de m’avoir accepté dans le jury Orange du livre 2024 qu’il a présidé. Merci pour ce roman qui ausculte les GAFAM, ce qui n’est pas si fréquent actuellement, le monde opaque du capital devenant tabou au nom d’une certaine idée de la paix sociale, celle où chacun est sommé de l’accepter comme un fait contre lequel on ne peut rien (Est-ce un hasard si on on pourrait écrire le titre Dort et de jungle ?). Le titre est magnifique et donne à la fois l’origine et les conséquences d’une dérive qui gagne du terrain. Il montre que sans être des saint-bernard, les écrivains peuvent contribuer à donner du sens tout en distrayant. Merci pour le livre dédicacé dans ma librairie indépendante préférée, mon indispensable « Boîte à livres ». Cette dédicace me touche particulièrement. Je n’en reviens pas en la relisant de ce qu’elle disait déjà de ce semestre incroyable : « Pour Alain, en souvenir de l’année où il m’a accompagné dans le prix Orange. Signé JeanChRufin. Tours 20.3.2024 ». C’était un plaisir et un honneur de découvrir votre gentillesse et votre humour à chaque réunion du jury ainsi qu’à la soirée de remise du Prix.

Alors, êtes-vous prêts pour le voyage ?

Notes avis Bibliofeel juin 2024, Jean-Christophe Rufin, D’or et de Jungle

5 commentaires sur “Jean-Christophe RUFIN, D’or et de jungle

    1. Étonnant quand même que ces géants de l’information apparaissent si peu… Il sont pourtant au centre de l’organisation et du devenir de nos sociétés. Jean-Christophe Rufin nous le rappelle de belle manière 🤗

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