Kōhei SAITŌ, Moins ! La décroissance est une philosophie

Traduit du japonais par Jean-Christophe Helary

Éditions du Seuil, publié en septembre 2024

350 pages

Kōhei Saitō est un jeune japonais en passe d’être incontournable sur la scène des idées. Docteur en philosophie et professeur à Berlin et à Tokyo, penseur de l’écologie, il est à l’origine d’un débat inédit sur les changements climatiques au Japon (dans l’après Fukushima…), débat qui a très rapidement gagné du terrain dans le monde. Cet essai déjà traduit dans 12 pays est solidement argumenté et répond à un réel besoin d’analyse.

Difficile de détourner les yeux des catastrophes climatiques et environnementales en cours… Aussi on essaie à notre petit niveau d’être les plus vertueux possible. On a bien acheté des sacs de courses réutilisables pour réduire les sacs plastiques, une gourde afin de ne pas avoir à acheter de boissons en bouteilles plastiques. On se déplace le plus possible à vélo… Certains roulent peut-être à l’électrique ? L’auteur dit d’emblée que c’est totalement insignifiant par rapport au problème du réchauffement climatique qui nécessite des solutions d’une toute autre ampleur. Assez logique… Il dénonce le piège de la productivité liée au capitalisme, repoussant toujours à plus tard les solutions. Il propose une nouvelle approche, une décroissance économique qui serait aussi satisfaction des besoins réels des populations, deux propositions apparemment incompatibles qu’il réunit et nomme communisme de décroissance ? Selon lui, après plus de quarante ans d’inaction, ce serait la seule solution sérieuse pour intervenir pendant qu’il en est encore temps.

C’est un livre érudit et adossé à de multiples références économiques (les 16 pages de notes à la fin du volume en attestent). Pourtant les huit chapitres se lisent facilement. L’auteur sait expliquer, lier les éléments, répondre aux interrogations et réfutations. Ce qui donne de la cohérence à un texte bienvenu à ce moment de l’histoire humaine où l’inquiétude gagne chaque jour du terrain par rapport à notre mode de production et les catastrophes qu’il engendre. Quelques schémas accompagnent ce projet ambitieux.

On part d’une situation que nous connaissons bien mais dont le tableau exhaustif dressé par l’économiste est précieux : épuisement des ressources et des hommes, impacts environnementaux exportés à la périphérie des pays développés, transition climatique basée sur des opportunités commerciales bien insuffisantes (voire néfastes…). Face à ce constat, l’auteur s’appuie sur les écrits tardifs et inédits de Marx. Il a participé au projet de réédition intégrale des œuvres de Marx et Engels, appelée la MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe). L’œuvre est gigantesque, plus de 100 volumes comprenant des documents jamais publiés auparavant. Il a ainsi découvert que Marx avait évolué, à la fin de sa vie, vers une approche liant gestion des communs et décroissance. Il avait alors mis ce thème au centre de ses recherches, délaissant le productivisme trop néfaste à l’environnement. La démonstration part du constat que la valeur accordée aux biens et à la production est une valeur uniquement marchande, déconnectée de la valeur d’usage. Ce sont les profits espérés et les actionnaires qui décident, charge à la publicité et aux relais divers d’imposer ces achats sans connexion avec les besoins réels. Il parle d’accélérationnisme inhérent au capitalisme. Kōhei Saitō démontre que cette approche de Marx permet de libérer l’imagination afin de trouver de nouvelles solutions face à un capitalisme reposant sur le productivisme et le mirage d’un développement économique infini. Il met en avant l’impératif de conjuguer décroissance, gestion des communs avec la démocratie et la solidarité.

La voie qu’il défend est celle d’une gestion de la Terre comme « un commun ». Il s’appuie pour cela sur l’histoire d’avant la révolution industrielle. Est mise à mal l’idée facile d’un progrès continu. La gestion solidaire et la mise en commun des ressources a existé, puis niée et totalement rejetée par le capitalisme. Pour lui les écrits tardifs de Marx montrent que le philosophe avait déjà théorisé un nouveau communisme de décroissance du fait des dégâts du capitalisme sur l’environnement, qu’il avait prévus et analysés. Et il n’est pas question de retour à la bougie ici, bien au contraire, ni des régimes socialistes tels qu’ils ont existé, rien à voir avec le système autocratique soviétique qui a abouti à un capitalisme d’état bureaucratique.

Les derniers chapitres se font moins théoriques, collant à la situation actuelle, avec des États dysfonctionnels. Face à cela nos sociétés pourraient sombrer dans la dictature, qu’elle soit écologique ou pas, voire vers la barbarie, sauf à donner de l’importance à la démocratie, aux producteurs qui s’organisent en coopératives, à l’économie sociale et solidaire, dans une société qui accepte et revendique la décroissance (sinon retour à la case départ avec épuisement des ressources et effondrement de l’environnement). Ce qui signifie pour lui, de produire selon les besoins réels, selon une nouvelle rationalité hors des marchés.

Les critiques n’ont pas manqué face à cet essai à contre-courant des règles économiques inamovibles officielles. La réfutation de ces critiques est abordée point par point, les difficultés ne sont pas laissées de côté. Les expériences de socialisme participatif déjà en cours sont exposées, voire révélées tellement elles ne font pas la une des informations officielles. J’ai ainsi découvert le mouvement SAFSC, South African Food Sovereignty Campaign, plateforme pour promouvoir l’agriculture coopérative par la base. Et le réseau des « villes sans peur » qu’a lancé Barcelone, prônant la coopération entre des villes d’Afrique, d’Amérique du sud et d’Asie. Aussi, la Via Campesina qui vise à reprendre l’agriculture en main et la gérer de manière autonome. « Combien de personnes connaissent le mouvement Via Campesina, qui concernerait plus de 200 millions d’agriculteurs dans le monde ? » Au final des expériences prometteuses qui pourraient être reprises à grande échelle.

Il y a bien sûr, sur un sujet si vaste, des passages qui auraient mérité plus de précisions, notamment quand l’auteur parle des expériences actuelles et quand il cite des auteurs tels que Joseph Stiglitz, Edward W. Said, André Gorz, Thomas Piketty, Naomi Klein… Mais il s’agit d’un livre relativement court qui dit déjà beaucoup en peu de pages. En faisant le lien avec l’organisation sociale de nos pays développés, principaux pollueurs de la planète, le livre a le mérite de donner une dimension inédite au problème climatique. Il présente une réflexion globale argumentée sur des sujets habituellement morcelés, s’opposant résolument à la compétition au cœur du capitalisme, nous renvoyant à notre propre responsabilité collective de nous tourner vers toutes les formes de coopération et de solidarité, dont certaines sont déjà en germe actuellement. Aussi érudit que pédagogue Kōhei Saitō expose une pensée originale qui pourrait bien faire date. Dans la littérature qu’on aime ou qu’on n’aime pas, il y a la littérature large et ouverte dont on a besoin, qui donne le sentiment qu’on ne relance pas toujours les mêmes dés… Ce livre appartient à cette catégorie. On peut y piocher à loisir et réfléchir pour longtemps.

Autres citations :

« Raworth soulève un autre point important : au-delà d’un certain niveau, la corrélation entre croissance économique et amélioration du niveau de vie disparaît. Une fois qu’un certain niveau économique st dépassé, l’idée selon laquelle la croissance économique seule mène à la prospérité sociale n’est plus aussi évidente. On voit clairement cela en comparant les États-Unis aux pays européens. Dans de nombreux pays européens tels que l’Allemagne, la France et les pays d’Europe du-Nord, le PIB par habitant est inférieur à celui des États-Unis, mais le niveau général de protection sociale est considérablement plus élevé. Parmi ces pays, on en trouve où les soins de santé et l’enseignement supérieur sont gratuits. Aux États-Unis, l’absence d’assurance qui bloque l’accès aux soins ou l’impossibilité de rembourser des prêts étudiants mettent en difficulté un grand nombre de personnes. »

« Gorz écrit qu’il est également important d’établir une distinction entre technologies ouvertes et technologies-verrous pour éviter le danger que représente la primauté des forces productives. Les technologies ouvertes sont les technologies de la communication, de coopération, de promotion des échanges avec autrui. Par opposition, les technologies-verrous sont des technologies qui divisent les personnes, qui esclavagisent leurs utilisateurs, qui monopolisent la fourniture de produits et de services. »

« Pour le capital,le fait que nous soyons assidus à nos postes est extrêmement pratique : les longues heures de travail contribuent à la surproduction de choses dont personne n’avait besoin à l’origine, et à la destruction de l’environnement. Nous ne pouvons plus consacrer de temps aux tâches ménagères ou à la réparation de nos biens, ce qui rend les marchandises encore plus importantes. »

« Il est clair que cette abondance radicale que j’ai présentée jusqu’ici nous demande une nouvelle définition du concept de liberté. Et nous devons rompre avec les valeurs du capitalisme américain qui considère que nos styles de vie, extrêmement lourds pour l’environnement, sont l’expression de nos libertés. Il est vrai que l’humain est fondamentalement libre, libre de détruire les fondements de la société dans laquelle il s’épanouit, et de choisir la voie de l’autodestruction. C’est la liberté. Mais la liberté de s’autodétruire n’est pas une bonne liberté, c’est une mauvaise liberté. »

« Ce qui nous rend si pessimistes au regard des évolutions de la crise climatique, c’est son ampleur. Seuls, nous ne pouvons rien y faire. Et pourtant, les hommes politiques, les bureaucrates, les élites économiques, tous ceux qui sont en position de changer profondément les choses refusent d’écouter les personnes qui appellent à l’action contre la crise climatique. La difficulté d’espérer un changement soudain au niveau politique est réelle et désespérante. Mais faire le choix du désespoir, c’est garantir l’état de barbarie. S’il reste encore un lieu où en tant que parties prenantes nous pouvons avoir une action concrète, c’est bien celui de la production. C’est là qu’il faut faire le premier pas vers le changement. »

Kōhei Saitō était l’invité d’Aurélie Luneau dans l’émission de France culture « De cause à effets, le magazine de l’environnement », le 24 septembre 2024. Très belle interview que je vous invite à écouter en suivant le lien ci-dessous.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/de-cause-a-effets-le-magazine-de-l-environnement/quand-le-capital-de-marx-s-invite-dans-l-anthropocene-3399310

Notes avis Bibliofeel octobre 2024, Kōhei Saitō, Moins ! La décroissance est une philosophie

12 commentaires sur “Kōhei SAITŌ, Moins ! La décroissance est une philosophie

  1. merci de ce compte-rendu passionnant. Une remarque: il existe sur la même base des travaux substantiels faits par les philosophes Robert Kurz et Moishe Postone, rarement cités. Dommage. Ils sont traduits en français aux éditions Crise et Critique.

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    1. Merci ! Ces philosophes ne sont pas cités ici. Merci de les mentionner. Le sujet est plus qu’important actuellement et pourtant ceux qui cherchent des sorties de crise sont peu ou pas du tout mis en avant. Dommage effectivement !

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  2. Chronique fournie et très intéressante. Ce constat n’est certes pas nouveau mais le changement climatique impose de ne plus être dans le déni au niveau du pouvoir. Je pense que de nombreuses catastrophes écologiques vont impacter lourdement le système économique. Preuve en est, les assureurs se désengagent dans les contrats des conséquences de ces lourds impacts. Il faudra malheureusement de nombreux dégâts que la nature peut et va de toutes façons engendrer pour que soyons obligés de reprendre le sens du commun.

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    1. Oui, malheureusement, et il sera certainement trop tard, sauf pour les plus privilégiés… J’ai trouvé que ce jeune philosophe japonais avait une vision de ce qui peut bouger les lignes. Ma chronique est bien courte pour tout aborder. Il ancre son analyse dans ce que nous vivons actuellement en s’appuyant sur ce que la philosophie a pu produire depuis des siècles. Sa jeunesse est précieuse et peut signifier une plus grande attention de la part des nouvelles générations, principales impactées. Le déni au niveau des pouvoirs risques bien de durer… et les assureurs se contenter d’augmenter les tarifs (et même augmenter leurs profits). Il pense qu’un renouveau démocratique est possible… Affirmer qu’il faut s’attaquer au contrôle des 1% des ultra-riches n’est pas simple sauf dans l’idée. Mais il cite des études où 3,5 % de la population peut suffire à provoquer des changements de fond, si elle s’engage avec conviction. A titre d’exemple, il cite le renversement de Marcos aux Philippines ou encore la révolution des roses en Géorgie. J’ai plutôt douté au départ, et puis, en pensant à la lutte contre l’esclavage, ou encore à la fin de l’ancien régime chez nous, je suis enclin à penser qu’il n’en faut peut-être pas plus en cas de crise grave. On est dans la pensée mais la théorie se nourrit de la pratique et inversement. Bonne semaine Alan et merci pour l’échange !

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    1. L’auteur dit que c’est loin d’être une question d’emballages, et de tout les objectifs de développement durables (odd) mis en place actuellement, pas négatifs mais totalement insuffisants. Il remet en question toute l’organisation économique depuis la révolution industrielle. C’est encore moins gagné… Mais la philosophie sert à cela depuis Platon, Descartes, Kant, Spinoza, Nietzsche… Développer des idées qui auront peut-être un avenir. Pour ce qui est des emballages, je ne connaissais pas cet aspect du Japon, un pays qui n’est pas isolé car il y en a bien d’autres : Maroc etc…

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  3. « Du savoir il y en aura toujours pour tout le monde » disait un Professeur de philosophie. Je crois que la décroissance matérielle doit absolument être contrebalancée par une croissance culturelle et de connaissance du monde. Autrement, cela risque de faire des dégâts de société, à mon avis.

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    1. Je suis tout à fait d’accord. A l’opposé, les tenants du mythe d’une croissance matérielle continue misent sur l’ignorance et le mépris de la culture. Merci pour votre commentaire 🙂

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