Éditions Pocket, publié en janvier 2025, 250 pages

« J’ai toujours voulu échapper au réel. Mais le réel m’a rattrapée. Il m’a forcé à le regarder. » Voici un livre personnel et universel sur la violence conjugale, une plume agile, celle de Judith Chemla, artiste aux multiples talents (actrice, réalisatrice, danseuse, chanteuse lyrique… et autrice) que j’admire. On assiste ici à sa prise de conscience et à sa renaissance au pouvoir d’agir, après un combat total dont elle n’était pas sûre de sortir vainqueur (notez que le féminin vainqueuse est peu usité, à méditer…). Des récits de femmes subissant des violences masculines, il y en a beaucoup mais attention, si vous commencer à lire celui-ci vous ne pourrez plus vous arrêter avant la dernière page, j’en suis certain !
Deux fortes personnalités se rencontrent. Judith Chemla, tout juste issue du Conservatoire national d’art dramatique, entrant à la Comédie-Française, d’un côté, de l’autre un acteur et metteur en scène déjà en vue, son Prince comme elle l’appelle – c’est le petit-fils de Charlie Chaplin – un « génie » qu’elle aime éperdument. Un fils naît de cette première union au milieu des disputes du couple, le Prince se révélant narcissique et violent : insultes, table renversée, ordinateur par-terre, téléphone qui prend l’eau… Des scènes qui se répètent. Un jour, après une agression musclée, Judith s’enfuit !
A cette période, elle joue dans le film de Noémie Lvosky Camille redouble et interprète au théâtre une reine morte d’amour : Didon et Enée/Le Crocodile trompeur (mise en scène par Samuel Achache et Jeanne Candel). J’ai eu la chance d’assister à une représentation de cette pièce. Elle chantait et jouait divinement bien, lumineuse et puissante sur scène ! Comment une femme vivant un tel harcèlement trouve-t-elle cette force d’interprétation ? Théâtre, opéra, cinéma, elle enchaîne les rôles et devient une artiste reconnue. Judith Chemla aime sans retenue, sur scène comme à la ville, habituée à dialoguer avec les dieux. Elle tombe à nouveau follement amoureuse, un réalisateur de cinéma très prometteur est l’élu. La lune de miel est courte… Il va bientôt se révéler encore plus violent que le premier. Elle le nomme dans le livre Le loup, le vilain loup, le vilain…c’est dire. Lui bataille pour monter ses films et se dispute avec elle quand elle entend exercer sa liberté, ses choix d’artiste. Elle tourne de nouveau au cinéma, joue et chante l’opéra, elle cache les bleus quand il a été trop violent.
« Les mois passent. Mon ventre grossit. Je pars souvent en tournée pour jouer ce superbe spectacle dont le titre complet est Traviata/Vous méritez un avenir meilleur. Souvent, je pleure avant d’entrer en scène. Il faut que je coupe mon téléphone régulièrement, tant je me sens harcelée par lui. Jusque dans les coulisses du théâtre, il me tient la jambe en me couvrant de reproches. Je me dis qu’il est malade, je le plains. Je m’effondre dans les bras de mes partenaires, parfois juste avant de devoir rire et chanter devant des centaines de personnes. »
Une petite fille naît au milieu du désastre, des disputes et des coups, Judith se retrouve avec le visage tuméfié suite à un épisode violent, le portable utilisé comme projectile. Prenant conscience de concessions excessives, le déclic se fait enfin et elle dépose, aidée par une amie, une plainte au commissariat. Mais elle tarde à bloquer les appels, à faire respecter les mesures d’éloignement, au nom de ses enfants qu’elle cherche à protéger. Classique…
S’enclenche un récit sur la difficile libération de cette figure masculine toute puissante car il n’entend pas céder, même après le jugement où il a été reconnu coupable et condamné à 8 mois de prison avec sursis… Tentatives de « reconquête » – certains voient l’amour comme une guerre à gagner coûte que coûte –, véritables sièges, espionnages, intimidations, attaques sournoises, manipulations via l’enfant… On tourne les pages la boule au ventre.
Le premier était un Prince, terme illustrant bien le rapport de sujet à monarque absolu sous un air de conte de fée. Le deuxième est un Loup, le conte devient de plus en plus angoissant. Gradation dans la violence qui m’évoque l’évolution de la gouvernance générale du monde où la masculinité toxique fait un retour en force – « des loups » de plus en plus souvent au sommet des États. Judith Chemla effleure le sujet, avance dans cette direction, constatant que la société entière est soumise aux mêmes travers :
« J’aurais voulu parler de ces lignées d’hommes aussi, nécrosées, pétrifiées, de ces comportements pourris dont les fils se défont avec peine si les mères, les filles, les femmes ne se battent pas d’arrache-pied pour étancher le désastre. J’aurais voulu appeler les hommes à se battre aussi pour que les générations nouvelles ne soient pas saccagées par l’héritage de la violence. Pour redéfinir ce que c’est que d’être un homme. Pour réinventer un nouveau pacte avec le féminin. »
Le livre est édifiant sur les ravages de la puissance, sur la force du déni inversant les rôles, peut-être amplifié par un milieu artistique où circule un narcissisme dangereux. A la suite de ce récit qui prend aux tripes, il est temps de se poser la question de l’ampleur des attaques faites aux femmes. Il y a eu Me Too, des témoignages donnant l’impression d’une prise en compte des problèmes. Quand est-il vraiment ? La lutte est âpre entre une plus grande conscience des injustices et des violences qui s’amplifient en lien aussi avec la crise sociale et économique permanente.
Je lis maintenant Trois guinées de Virginia Woolf, un essai étonnant qui pose le problème des rapports hommes-femmes à niveau étonnant, liant le combat féministe à la question d’empêcher la guerre… Presque un siècle plus tôt elle avait l’aplomb et le talent d’aller jusque-là, du couple jusqu’à la puissance d’état et son arme ultime La guerre. Je termine Trois guinées et vous en parle bientôt. En attendant lisez Judith Chemla, Notre silence nous a laissées seules. Dans les remerciements, elle a cette phrase magnifique : « Merci à ceux qui acceptent de regarder le monde dans sa noirceur pour mieux en défendre la beauté.«
Je ne peux pas clore cet article sans dire un mot de l’actrice de cinéma, de tous ces films où elle apparaît, toujours juste et convaincante. Judith Chemla a tourné avec quantité de réalisateurs de premier plan dont Bertrand Tavernier, Pierre Salvadori, Noémie Lvovsky (Camille redouble, elle est Josepha), André Téchiné, Stéphane Brizé (Une vie, elle joue Jeanne, Eric Toledano et Olivier Nakache (Le sens de la fête, elle est la mariée), Yvan Attal, Michel Leclerc (Les goûts et les couleurs)…
Autres citations :
« J’ai intégré beaucoup de codes que j’appliquais malgré moi sans les avoir désamorcés. J’avais une telle soif de cet amour donné par un homme. J’avais si mal d’amour. Je me sentais abandonnée depuis l’enfance. A travers mes histoires impossibles, espérais-je qu’on me choisisse enfin ? Qu’un bon père de famille me dise silencieusement par son amour que mon papa aurait dû rester près de moi, ne pas partir quand j’avais trois ans, rester près de son bébé ? Ma mère avait souffert, j’avais bu sa souffrance. »
« J’ai accepté jusque-là de partager ma vie avec ceux qui pensaient pouvoir me maltraiter lors des débordements de leurs personnalités toutes-puissantes. Il a fallu que cette violence me monte jusqu’au visage – s’affiche bien en évidence sur ma face – pour comprendre que je n’avais plus le choix que de m’en libérer. »
« La juge, qui semble sortir droit des années soixante, n’a pas l’air très au fait des violences post-séparation, toujours terribles chez les agresseurs conjugaux. Elle admoneste gentiment l’accusé en le rappelant à ses devoirs, il faut que ça rentre dans l’ordre, certes, mais on sent bien que pour elle, tout ça n’est pas bien méchant. Mon avocate m’a prévenue. En France, les biens sont mieux protégés que les personnes. Elle fait référence à la dureté du verdict prononcé avant notre audience contre le jeune homme qui a dégradé un appartement : il est en prison depuis un an, et y restera encore six mois. »
« Je relis ce que je viens d’écrire. J’en ressens la portée. Ma parole dans l’intimité n’a eu aucun d’impact. La justice n’a eu aucun effet. Il faut parler plus fort. S’il ne m’entend pas, d’autres m’entendront. Même si je ne l’avais pas envisagé en l’écrivant, ce texte est destiné à être publié. Il sera mon rempart. Sa vérité me protégera. »
Notes avis Bibliofeel, mars 2025, Judith Chemla, Notre silence nous a laissées seules

J’apprécie bcp cette actrice/chanteuse. Vu (entendu) dans les deux pestacles que tu cite (elle avait fait bcp de progrès entre Didon et Traviata). Je le note ce livre puisque je pense (d’après ce que tu écris et cites) sa voix (couché sur papier) est de haut vol.
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Merci pour ton commentaire très positif pour cette actrice, chanteuse et auteure convaincante… Je suis souvent réservé sur les artistes qui prennent la plume mais là j’ai été embarqué et comme magnétisé par son histoire et son écriture singulière donnant l’impression d’être à ses côtés. Je n’oublierai pas sa prestation dans Didon et Enée, en tournée en 2022, la découvrant alors que je n’avais pas vu son nom dans la distribution. Un choc, un éblouissement !
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Une artiste que je ne connaissais pas. Je vais aller écouter certains de ses titres.
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